L'inquiétant déclin de l'empire industriel européen

Loin d'être une évolution, sinon heureuse, du moins inéluctable, d'une société post-industrielle toujours plus axée sur les services, le déclin de notre secteur manufacturier signe la fin de notre prospérité.
L'industrie est en plein marasme. Production, parts de marché, compétitivité, investissements: tout est au rouge. Les restructurations semblent indiquer un déclin structurel de notre secteur manufacturier. Certains y voient une fatalité.
L'innovation et la concurrence poussent notre économie à se tourner davantage vers les services et la consommation. On appelle cela la "destruction créatrice", qui cacherait en réalité un progrès. Historiquement, ce phénomène a effectivement joué un rôle clé dans l'émergence de la société post-industrielle. Mais notre époque est différente.
Il ne faut pas se voiler la face sur l'état du monde. L'acier, la chimie ou l'assemblage automobile en Europe ne souffrent pas tant d'une contraction inévitable de leur marché que des pratiques de dumping chinois déloyal et de l'énergie bon marché dont bénéficie l'industrie américaine, comparée aux prix exorbitants de l'énergie en Europe, exacerbés par la guerre et une politique climatique coûteuse.
Ce n'est pas l'innovation ni la concurrence qui chassent l'industrie au profit d'un nouveau progrès, mais bien une combinaison de mercantilisme et de handicaps de coûts qui noient l'industrie européenne au bénéfice des acteurs non européens. Ce n'est pas une destruction créatrice, mais une destruction politique.
Un risque stratégique majeur
Dans un monde où la mondialisation et la concurrence équitable ne sont plus qu'un souvenir, la perte de capacités industrielles en Europe représente un risque stratégique majeur.
Si nous ne parvenons pas à ancrer en Europe une chaîne de production suffisante dans des secteurs clés comme la chimie, l'énergie, les semi-conducteurs, les satellites, l'aéronautique, la construction navale, la défense ou la pharmacie, nous deviendrons vulnérables non seulement sur le plan commercial, mais également et surtout sur le plan géopolitique.
Ce n'est pas un hasard si nous cherchons à nous libérer de l'énergie russe ou si les États-Unis refusent les équipements télécoms et les voitures électriques chinois sur leur territoire. Une industrie affaiblie signifie une vulnérabilité accrue face au chantage ou au sabotage international, ainsi qu'une incapacité à réagir en cas de conflit militaire. C'est précisément pour cette raison que la politique industrielle fait son grand retour.
Des services solides grâce à l'industrie
L'idée selon laquelle une économie de services pourrait prospérer sans industrie est également dépassée. C'est même tout le contraire. L'économie de services de demain reposera sur une industrie solide.
La startup la plus valorisée au monde, SpaceX, en est un exemple frappant. Elle produit des satellites et des fusées, mais domine également en tant que plateforme de services pour le lancement, la communication et la gestion des données.
L'industrie automobile, quant à elle, évolue vers une économie de services numériques, transformant les voitures en espaces de communication, de travail et d'expérience, bientôt organisées en flottes autonomes. Et lorsque l'ère des robots humanoïdes émergera, le matériel se mêlera à nouveau au logiciel, la production au design, aux données et à la communication.
Peut-on imaginer une économie de services de qualité sans intégration dans une chaîne de valeur industrielle, sans racines dans les grands centres de recherche, de développement et de design que l'industrie génère? Une économie de services détachée de l'industrie se résumerait à des emplois comme ceux d'aides-ménagères, d'enseignants ou de personnel soignant. Or, ce modèle craque de toutes parts, faute de moyens et de main-d'œuvre suffisants.
Un gisement de productivité, mère de toute prospérité
L'industrie, elle, accomplit ce que l'économie de services pure peine à réaliser: elle génère toujours plus de productivité et de valeur ajoutée. De moins en moins de personnes produisent de plus en plus, avec des salaires élevés qui permettent de soutenir une économie de services coûteuse, mobilisant informaticiens, ingénieurs et consultants. Notre économie a besoin de plus de productivité, pas de moins.
Supprimez l'industrie, et la société se polarise entre une élite de travailleurs du savoir, profitant de l'industrie située ailleurs – comme dans la Silicon Valley – et une majorité employée dans des services peu productifs. C'est une recette pour la désintégration sociale et politique: souvenez-vous des électeurs de Trump ou des partisans du Brexit. Sécurité, économie, cohésion sociale: tout passe par le renforcement et le renouvellement de l'industrie, et non par son déclin.