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Pour lutter contre la pauvreté, sortons de l’alternative du diable

La Belgique a moins de pauvres en moyenne que ses voisins, mais les pauvres y sont encore plus précarisés, malgré un haut niveau de dépenses sociales. Notre action politique manque d’efficacité.

Plus de deux millions de personnes connaissent en Belgique un risque de pauvreté ou d’exclusion. Pourtant notre pays est l’un des plus riches du monde, avec un niveau relatif de dépenses sociales parmi les plus élevés d’Europe.

Sur les 20 dernières années, les dépenses sociales publiques sont passées de 24,7% à 28,9% du Produit intérieur brut (PIB). Mais la pauvreté n’a pas été réduite. Elle a par contre changé de visage: moins de personnes âgées, plus de familles monoparentales, de jeunes, de personnes peu qualifiées et de ménages à faible intensité de travail. Pour ces catégories de la population, la situation est en général plus grave que chez nos voisins. Notre action politique manque d’efficacité et d’efficience.

Les personnes les plus pauvres sont parfois enfermées dans un cercle vicieux: mauvaise santé, logement inadapté, solitude… Un homme situé dans le décile de revenu, patrimoine et diplôme le plus bas vit en moyenne 10 ans de moins qu’un homme du décile le plus haut. Et l’enfermement se reproduit de génération en génération: un enfant ayant grandi dans une famille pauvre a 4 fois plus de risque d’être pauvre qu’un enfant de famille aisée.

Changer de méthode

Dans le rapport Itinera que nous venons de publier avec le Pr Jean Hindriks, nous avons rassemblé ces acteurs de terrain et en observant des expériences étrangères, nous avons constaté qu’il y a des actions fructueuses et en rendons compte.

Ainsi, les approches de Housing First ou Duo for a Job peuvent inspirer une nouvelle méthode politique. Celle-ci doit opérer un double retournement. Le premier consiste à partir de l’impact. Il faut d’abord définir le changement souhaité par les personnes et dans la société. Au départ de cette vision, il faut définir précisément des objectifs, activités, des indicateurs de mesure, des critères et des moyens d’évaluer l’action menée.

Le deuxième retournement consiste à s’ancrer dans les situations. Sortons de l’alternative du diable: «le» pauvre responsable de son sort, ou bien victime de la société. De nombreuses études montrent que les situations sont décisives: la pression liée à la rareté diminue nos capacités de compréhension et de décision. Au départ des cas individuels, on peut personnaliser un accompagnement adéquat. En bref, il s’agit de remplacer des intervenants sociaux multiples, avec quelques rares solutions standards, par un accompagnement unique, avec une diversité de solutions. De cette manière, la personne aidée peut (re)trouver de la confiance en elle, une place dans la collectivité, respect et reconnaissance.

Permettre l’élan

Lutter efficacement contre la pauvreté est donc possible. C’est aussi nécessaire. Plus encore: la lutte contre la pauvreté doit devenir une des principales priorités politiques des années à venir.

Parce que la pauvreté abime les enfants, les femmes, les hommes, elle ronge les corps et les esprits, rabote les existences. Au-delà des individus, elle fragilise la société en nourrissant aujourd’hui des tensions, demain peut-être des violences. Elle sape la démocratie, détruisant la confiance à l’égard des autorités.

Et parce que ce combat est l’occasion d’alimenter un élan. Notre pays est, pour partie au moins, entartré comme un vieux chauffe-eau. On le voit à la difficulté de réformer les pensions, la fiscalité ou l’enseignement. Mais, en regard de l’immobilisme, il existe une masse de ressources inutilisées dans la vie collective.

Ainsi, avec moins de 8% de volontaires dans la population, la Belgique connaît un taux de bénévolat plus faible que dans bon nombre de pays; la Suisse, par exemple, est à près de 20%. Par contre, nous connaissons un niveau de patrimoine financier et immobilier parmi les plus hauts d’Europe.

La lutte contre la pauvreté pourrait être un catalyseur pour mobiliser ces moyens, au même titre que l’engagement pour une transition environnementale. Bon nombre d’entre nous sentent qu’il faut faire quelque chose, redonner un essor à notre vie commune. Cela peut commencer par une attention accrue aux plus fragiles et aux générations futures.

Oser l’ambition

Plusieurs indices, comme le succès de projets sociaux novateurs ou des investissements socialement responsables (ISR), permettent de penser que cet essor n’est pas un espoir chimérique. Mais les obstacles au changement sont nombreux. Aussi importe-t-il d’oser l’ambition, celle des grands objectifs et des pratiques inhabituelles.

En particulier, il faudra imaginer des dispositifs qui permettent l’alliance concrète des acteurs publics, associatifs et privés. Car, s’il est raisonnable de vouloir mettre les patrimoines privés au service d’une dynamique collective, on imagine mal qu’une augmentation de la fiscalité ferait consensus.

Il reste quelques mois avant les prochaines élections. Utilisons-les pour convaincre les futurs candidats que la pauvreté est un enjeu crucial. Elle concerne, non pas une minorité, mais la société tout entière...