Décaler l'action politique
Une cause majeure de la crise actuelle de la démocratie serait le manque de capacité d'action effective des élus. Comment sortir de l'impasse? Une réponse possible: en testant.
Un nouveau coup de tonnerre extrémiste a claqué dans le ciel politique européen: Geert Wilders et son Parti de la Liberté ont gagné les élections néerlandaises. La foudre tombera-t-elle aussi chez nous? Selon les derniers sondages, le Vlaams Belang est premier parti de Flandre et le PTB monte sur le podium wallon.
Ces victoires présentes et annoncées seraient-elles un désaveu de la démocratie ? La population en arrive-t-elle à ne plus croire à notre système représentatif? Peut-être. Mais si c'était l'inverse? Si ces votes qui rejettent libéraux, sociaux-démocrates et écologistes étaient en fait un grand cri d'amour à notre régime ? S'ils disaient: «oui à l'expression du peuple et aux élections, mais non à ceux qui n'en font rien»? Une cause majeure de la crise actuelle de la démocratie serait alors le manque de capacité d'action effective des élus et l'enjeu principal serait de décaler l'action politique.
Faibles résultats
Ce rejet des hommes et des femmes politiques en place est compréhensible. D'abord, parce qu' il y a de quoi être dégoûté par leurs faibles résultats . Prenons le bilan du gouvernement fédéral sur trois objectifs importants. Réduction de l'empreinte écologique : selon les projections du Plan national intégré Énergie Climat belge 2021-2030 cet objectif ne sera pas atteint. «Les émissions de gaz à effet de serre évoluent donc de façon défavorable» ( Indicators , i62). Taux d'emploi de 80% : nous sommes à 71,4%, pour 71% en 2019 (T2, Stabel Réforme des pensions : non-réforme structurelle et durable.
Ensuite, parce que certains comportements individuels heurtent ce qu'Orwell appelait «la décence ordinaire» , ce sens commun qui nous avertit qu'il y a des choses qui ne se font pas. Prôner, par exemple, une faible tension salariale quand on a une rémunération égale à 15 fois le salaire minimum, se déclarer homme du peuple quand sa vie n'a plus guère de rapport avec celle du commun des mortels ou vanter le renouvellement politique quand on travaille dans le champ du pouvoir depuis 30 ans.
L'oeuf ou la poule
Pourtant, on peut croire encore qu'il faut défendre nos représentants. Car ils ont des circonstances atténuantes . Certaines concernent le contexte. La complexité croissante rend l'action plus difficile à définir et dilue son impact. On constate cette tendance à l'inflation législative , à la multiplication des subsides et des crises qui s'enchâssent. Il y a aussi la fameuse «lasagne» institutionnelle , obstacle à une bonne gouvernance.
D'autres circonstances atténuantes concernent l'exercice du pouvoir. Souvent ce dernier confronte à des choix sans bonne solution, juste de moins mauvaises. Et il transforme les individus. Des travaux ont notamment montré que les qualités d'écoute et de souplesse nécessaires pour accéder aux positions à responsabilité deviennent des handicaps une fois celles-ci conquises ( Marmion, 2020 ). Il y a des faits et biais qui ne sont pas liés à telle ou telle personne.
On y va si on y croit
Bien sûr, les mandataires ont eux-mêmes pondu des lois inutiles et les réformes des institutions. Ils ont mis en place le puissant système de silos qui nous bloque, où des intérêts particuliers se tiennent par la barbichette et se partagent le gâteau public. Alors, qui de l'œuf de l'élu ou de la poule de ce système est responsable? En fait, peu importe. La question est plutôt: comment sortir de l'impasse? Une réponse possible: en testant.
Le travail du philosophe François Jullien peut ici nous éclairer. Il importe, dit-il, de faire dé-coïncider les situations et discours , réinsuffler de la vie là où elle s'est figée. Nous devons sortir des postures où l'on s'acharne à critiquer – ce qui souvent ne sert à rien — ou à vouloir renverser – ce qui en général est parfaitement irréaliste.
Tester, transposer, décaler
En revanche, on peut s'attacher à fissurer les certitudes et citadelles . Non pas en venant avec de nouvelles théories, mais en travaillant à des glissements précis et des alternatives concrètes Rouvrir des possibles 2023). Une telle approche est compatible avec les travaux de psychologie sociale sur la perspective temporelle ( Demarque et Auzoult, 2022 ). Ceux-ci montrent que notre disposition à changer est liée à notre évaluation de la probabilité d'un changement: on y va si on y croit.
Par exemple, le prochain gouvernement ne s'accordera pas sur un grand plan qui renverserait le système de santé asphyxié – où l'argent va en masse aux maladies des mourants — en un système de soin qui entretiendrait la santé de tous en agissant sur l'alimentation, l'addiction, l'isolement… Mais ne pourrait-il s'engager dans des tests qui, sur quelques territoires, réuniraient les acteurs de soin dans des projets collaboratifs et préventifs?
Les tests ne suffiraient pas. Encore faudrait-il qu'ils soient évalués rigoureusement , et leurs enseignements transposés à grande échelle. Mais, en décalant l'action, ils sortiraient la politique de son immobilisme, voie royale de toutes les dérives…