Vers l'aperçu

Appel à l’imagination parlementaire

« La vraie générosité́ envers l'avenir consiste à tout donner au présent [1].» Cette formule de Camus est plus que jamais d’actualité. Parce qu’elle est paradoxale et que nous vivons maintenant dans une forêt de paradoxes.

Ainsi, partout des initiatives voient le jour et la population s’adapte à la crise du coronavirus avec ingéniosité, souvent générosité : un geste envers son voisin âgé, un réseau d’asbl qui fabrique des masques, des écoles qui basculent à l’enseignement virtuel... Tout ce déploiement de liberté, quand le confinement limite nos mouvements ; tout ce collectif, quand chacun est isolé.

Paradoxale encore : la « guerre » où l’un des ennemis n’est pas un ennemi, puisqu’il est invisible, involontaire, inconscient, inorganisé, impersonnel ; l’effroi devant une mort visible, quand notre pays enterre discrètement 110.000 personnes chaque année ; une sérieuse crise économique probablement à venir, alors qu’il n’y a aucune destruction de l’appareil de production, crise de liquidité ou tension sur les matières premières ; une sérieuse crise sociale probablement à venir, alors que les nappes phréatiques de solidarité se remplissent de jour en jour.

Puissance dans l’impuissance


Paradoxale enfin la position des responsables politiques, en particulier à l’échelle nationale.
D’une part, ils apparaissent impuissants : le virus outrepasse les frontières. Pourtant, toutes les actions et réactions ne se valent pas. Dans quelques mois, nous pourrons comparer qui et quelles méthodes ont été les plus efficaces à un indicateur simple : le nombre de morts par milliers d’habitants. Cette crise montre autant l’impuissance que la puissance des États, pilotés ou non par des personnes compétentes et sages.

D’autre part, la situation demande aux politiques retrait et engagement.

En cet instant « t » il leur faut être en retrait, à l’écoute des experts : ils ne connaissent pas et doivent apprendre, eux qui souvent croient tout savoir. Mais ils doivent aussi s’engager dans les décisions qu’ils sont les seuls à pouvoir prendre, puisque nous leur avons démocratiquement délégué cette responsabilité.

Et puis, sur la durée, ils doivent en même temps jouer dans l’urgence et déjà le coup d’après. Camus nous dit cela aussi, la valse du court et du long terme. C’est d’autant plus vrai en Belgique que nous n’avons toujours pas de réel gouvernement.

Notre Exécutif est de circonstance et d’opportunité, non de projet et d’avenir. Il est tout à fait compréhensible que la Première Ministre et le Kern qui gèrent la crise s’investissent tant et cherchent à se donner des moyens d’action ; c’est très estimable. Néanmoins, nous écartons les règles normales de la démocratie.

La démocratie écartée


N’est-il pas surprenant de voir que la Belgique fédérale n’a trouvé d’autre solution que d’imposer les pouvoirs spéciaux afin d’agir ? N’est-il pas surprenant que les Parlements wallon et bruxellois ont également écarté le Législatif, mais pas la Flandre ? Par comparaison, sur le site du Parlement français  on peut lire : « face à une crise sanitaire exceptionnelle, les représentants de la Nation doivent continuer à exercer leurs prérogatives essentielles à la démocratie, à commencer par le contrôle de l’action du gouvernement[2]». On retrouve cet esprit sur les pages web des parlements anglais,  suisse, italien, européen…

La Belgique a-t-elle peur de la démocratie ? De son inefficacité ? Ces pouvoirs spéciaux sont-ils une solution nécessaire dans l’urgence, un emplâtre sur une jambe de bois ou le ferment d’une crise politique encore aggravée ? Quand le problème sanitaire sera passé, allons-nous retrouver les désaccords partisans ? Pourrait-on imaginer que les 9 partis actuellement unis maintiennent leur confiance à des Ministres qui ne représentent que 38 sièges sur 150 ? Certes, l’Histoire est pleine de surprises…

Engagement du Parlement


Ici peut intervenir le Parlement. Les pouvoirs spéciaux sont décidés, soit. Mais alors, Mesdames et Messieurs les Parlementaires, si vous utilisiez votre retrait immédiat pour vous engager dans une réflexion d’avenir ? Pourquoi ne pas débattre d’un projet politique sérieux pour les prochaines années : quelques priorités, choisies en fonction d’analyses objectives et d’échanges permettant la prise en compte de divers points de vue, sensibilités, intérêts. Vous avez les moyens de vous appuyer sur des commissions et de faire appel à toutes les expertises,  dont on saisit aujourd’hui l’importance.

Ne faudrait-il pas aussi inclure d’autres acteurs sociaux dans les échanges ? Trouver une manière inédite de rassembler des parties prenantes dans un processus large, dont l’ouverture se justifie par le caractère exceptionnel du moment ? À la fin de la guerre, le Conseil National de la Résistance français ou le « Pacte social » belge ne réunissaient pas que des politiques. Demain, qui devra être autour de la table ? Dans quel dispositif ?

Si un tel travail était enclenché, via des rencontres à distance, dans quelques semaines nous serions collectivement en mesure d’offrir aux formateurs du nouveau gouvernement ordinaire une base de négociation digne de ce nom.

Assumons le paradoxe : le Parlement n’a plus de travail dans la réalité, mais peut réinventer l’action par l’imagination. Parier sur une telle réflexion pourrait paraître étonnant, voire déplacé en ces temps fébriles. L’entreprise serait incertaine et pourrait échouer. Mais ce qui est certain par contre, c’est qu’un jour on demandera à chacun : « et vous, qu’avez-vous fait de vos talents pendant la crise ? ». Tenter de concevoir les conditions d’un avenir meilleur, ce serait une réponse honorable pour un Parlement.

[1] Camus, A. (1985). L’homme révolté. Paris : Gallimard, p. 376.

[2] http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/actualites-accueil-hub/crise-du-coronavirus-covid19-conclusions-de-la-conference-des-presidents