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Le capitalisme doit-il s’incliner face au défi climatique?

Le capitalisme néolibéral n’est plus compatible avec le défi climatique, juge Bruno Colmant. Nous avons sondé quelques économistes sur l’avenir du libre marché.

« Une planification étatique est indispensable», écrivait il y a quelques jours Bruno Colmant dans une carte blanche publiée dans La Libre Belgique, sous le titre «Le capitalisme néolibéral n’est plus compatible avec le défi climatique».
L’économiste, membre de l’Académie Royale de Belgique, nous précise son approche: «Il est difficilement défendable de se réclamer d’une économie de marché, et au premier chef du marché des capitaux, sans qu’un partage des gains de productivité soit effectué entre les trois facteurs de production, à savoir le capital, le travail et la nature.»
Alors que le Giec a averti maintes fois des catastrophes qui attendaient la planète, et que les effets du changement climatique se font clairement déjà ressentir, les actions des gouvernements à l’encontre de ce dérèglement pèchent par leur mollesse. «Le capitalisme néolibéral d’inspiration anglo-saxonne n’intègre pas la finitude des ressources naturelles», justifie Bruno Colmant.
L’économiste précise ses vues et objectifs: «Il faudra internaliser les externalités dans le coût de production et de consommation des biens et des services. Au niveau institutionnel, il faut mettre en œuvre une planification écologique en vue d’assurer une programmation et une articulation correctes des impulsions coordonnées. Cela permettra de lancer de grands chantiers écologiques cohérents, dans un partenariat entre l’État et des entreprises privées qu’on peut qualifier de modèle mixte.»

De la planification
Comment changer le paradigme sur lequel se fonde notre politique économique? «Il ne faut pas juste s’en remettre aux résultats des actions des uns et des autres, mus par des objectifs individuels!», approuve Eric Dor, directeur des études économiques à l’IESEG School of Management de Lille. «Pour affronter les défis environnementaux, il va falloir de la régulation et une forme de planification initiée par les pouvoirs publics. Il va falloir contraindre davantage les mécanismes de marché, parce que c’est une illusion de croire qu’avec quelques ajustements, des incitants fiscaux, on y arrivera. Atteindre les objectifs du Giec va nécessiter les formes de régulation les plus sévères de tout ce qu’on a connu dans nos états démocratiques pratiquant une économie libérale mondialisée ces 20 dernières années. Il va falloir renforcer les contraintes et introduire le concept de planification par l’État, qui avait un peu disparu».
«Le marché peut faillir, au même titre que l’État. Il nous appartient de concilier le meilleur des deux mondes», relève de son côté Ivan Van de Cloot, économiste en chef d’Itinera, qui précise: «L’intervention publique face à une défaillance du marché est légitime quand le prix ne constitue pas un stimulus efficace.»
«Je crois que c’est aux États de déployer des exigences stratégiques en exigeant progressivement des comportements plus vertueux de la part des citoyens et des entreprises», précise Bruno Colmant. «Cela passera par une fiscalité écologique qui pénalise les destructions faites à la nature.»
«Il faudrait que les pouvoirs publics fassent ce qu’il y a lieu de faire au niveau national», demande Étienne de Callataÿ, le chief economist d’Orcadia Asset Management. «La Belgique devrait être exemplaire, même si cela ne change rien au niveau de la planète. Elle en a les moyens et la responsabilité historique, vu son passé industriel. Mais elle doit aussi militer pour des actions internationales, d’abord au niveau de l’Union européenne. Et là, la Belgique est loin d’être bonne élève, elle ne pense pas avec un agenda environnemental.»

Libertés remises en cause
«Il va falloir une forme de planification avec des instruments contraignants. Davantage de dirigisme pour une planification écologique», constate Eric Dor. Mais jusqu’où aller? «Dans la mesure où tous les pays n’ont pas les mêmes intentions en matière d’effort à faire pour limiter le changement climatique, il faudra peut-être revenir sur des principes tels que la liberté internationale de commerce. Ça rimerait à quoi d’imposer des mesures contraignantes dans l’Union européenne contre les émissions de CO2 et autres gaz nocifs, avec des prix qui augmentent pour des articles fabriqués chez nous en respectant les règles, si le consommateur peut importer un bien d’un pays qui ne respecte pas ce modèle à un prix plus bas», s’interroge l’économiste.
«La réponse doit aussi venir des entreprises et particuliers», ajoute Étienne de Callataÿ. «En faisant savoir aux élus qu’on attend des mesures. En adoptant des habitudes. Par exemple, en mangeant moins de viande, vous poussez votre supermarché à en proposer moins, mais à augmenter son offre végétale.»
«Pour s’attaquer aux problèmes sociaux majeurs – du changement climatique à l’intégration –, l’engagement des entreprises est vital», souligne quant à lui l’économiste en chef d’Itinera.

Frilosité politique
Pour Étienne de Callataÿ, le problème actuel n’a rien à voir avec la doctrine capitaliste, il est ailleurs. «La Belgique aurait intérêt à ce que la Chine et l’Inde prennent des mesures environnementales fortes, analyse le chief economist d’Orcadia Asset Management.
Même si la Belgique devenait un modèle de vertu environnementale, la planète aurait toujours les mêmes problèmes parce que ceux-ci ne s’arrêtent pas aux frontières. Si nos élus nous demandaient beaucoup d’efforts, ils deviendraient impopulaires et la planète ne serait pas sauvée. Nos gouvernements sont tétanisés. Ils prennent donc des mesures gentilles, positives, comme des subsides pour les panneaux solaires, mais n’osent pas prendre de mesures négatives. Il faudrait une coordination internationale.»
L’indice de l’ONU qui croise le progrès humain avec les émissions de dioxyde de carbone d’un pays et son empreinte matérielle illustre la situation: aucun pays n’atteint un très haut niveau de développement humain actuellement sans exercer une pression énorme sur la planète.
«On pourrait instaurer un droit aux frontières, mais aussi être plus coercitif en appliquant une taxe sur les chaudières au gaz, voire en imposant le maximum d’une voiture par ménage, ou en limitant le nombre de kilomètres par an», imagine Eric Dor.
«Les technologies peuvent participer aux changements», rappelle aussi l’économiste d’Orcadia.

Rupture difficile?
L’exemple ne vient donc pas encore d’en haut... En France et en Espagne, il y a une baisse du prix du carburant, financée par le gouvernement. Cela montre bien combien la pression populaire est forte, qu’elle pousse les gouvernements à agir à contre-courant du combat pour le climat. «Nos élus ont peur de perdre leur électorat et le sens de la démocratie», relève Eric Dor. «Oui, la rupture doit être importante», admet Bruno Colmant. «Mais elle peut être sécurisée et apaisante. L’État stratège doit être réhabilité. Nous allons réaliser, jour après jour, que notre ancien modèle social, fondé sur la tempérance, est un atout indispensable pour aborder ces années difficiles.»
«Jouer sur le comportement des gens ne va sans doute pas suffire», répète Eric Dor. «Le coercitif risque de poser problème. On le voit en Chine: l’approche plus dirigiste piétine les droits de l’homme, la liberté d’expression et de presse. Ce serait dangereux de s’engouffrer là dedans. Je pense qu’il faut encore essayer d’exploiter le pouvoir de persuasion pour que les comportements des gens s’altèrent par eux-mêmes.»
Mais il est difficile de mobiliser les gens sur une cause commune, chacun se demandant ce que ça changerait s’il ne faisait pas ses 3.000 km pour aller en vacances alors que les autres le font... Telle est la nature humaine. «Pour que les choses changent, il faut une connotation sociale négative. Par exemple, accolée au fait de parcourir ces 3.000 km. Un peu comme prendre l’avion devient une honte en Suède», rappelle Eric Dor. Il faudrait notamment faire des campagnes d’informations dans les écoles. «On n’a pas le choix, martèle Étienne de Callataÿ. Ce changement peut apparaître difficile, mais peut-être source de bien-être rapidement. On n’entend pas se plaindre ceux qui ont remplacé leur voiture par un vélo ni ceux qui ont diminué leur consommation de viande. Plutôt que de partir en vacances à Phuket, profitons d’un séjour en Ardenne ou en Ardèche!» 
«La solution se situe dans la relation au réel», conclut Bruno Colmant. «Dans un dialogue démocratique, dans la formulation d’un nouveau pacte environnemental, social et fiscal, dans l’acceptation de la solidarité, dans la sagesse et la réflexion politiques dont tous, nous sortirons gagnants et perdants.» «Sans capital, on fait comment?» Sans surprise, les propos de Bruno Colmant ont plutôt été bien accueillis par la gauche... La droite entend recadrer le débat. Pour Salma Haouach, conseillère à l’innovation et à la transition au MR, il n’est pas question de remettre en cause le capitalisme. «On peut partir de n’importe quelle doctrine, si on n’a pas l’objectif, ça n’ira pas. Or, ce qui ne va pas maintenant, c’est l’objectif. Le capitalisme permet des entreprises hyper innovantes, mais pour ça il faut des directives claires des gouvernements. La croissance économique est couplée à la consommation d’énergie et celle-ci est essentiellement trop carbonée. Il faut découpler cela. Il faut des investissements stratégiques pour encourager à décarboner l’énergie. Le capital permet de générer de l’innovation. Sans capital, on fait comment?»