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Vive les élections!

Au travail!


Selon l’écrivain américain Gregg Easterbrook, les citoyens sont principalement touchés par une certaine peur induite par des événements encore difficiles à appréhender, comme la mondialisation de l’économie ou les flux migratoires de 2015 (Gregg Easterbrook, « It’s Better than it Looks. Reasons for Optimism in an Age of Fear », 2018). L’écrivain souligne que l’inéluctabilité du changement et son accélération suscitent l’inquiétude et la peur des gens. Selon lui, une grande quantité de changement génère certes de l’amélioration, mais le changement en soi stresse les gens et les rend nerveux : ils n’ont plus de vue d’ensemble de ce qui se passe et sont plus vite impressionnés par l’avenir incertain que par l’amélioration que cet avenir peut comporter.

Son analyse s’inscrit dans la constatation que les citoyens d’États de droit démocratiques ont perdu confiance dans leurs institutions. Selon les indicateurs régionaux flamands VRIND (VRIND 2017), 60 % des Flamands disent leur inquiétude à propos de la politique, et moins de 30 % des Flamands expriment encore de la confiance dans les institutions et figures politiques flamandes ou fédérales. Ces constats rejoignent les mesures internationales, comme l’Eurobaromètre qui indique que seulement 35 % des citoyens européens se disent confiants dans leurs gouvernements respectifs ou leurs institutions. Attention : dans le berceau des Lumières, et dans l’UE, la région démocratique la plus prospère au monde, une grande majorité de la population tourne donc le dos à ses systèmes dirigeants.

L’IDÉE SÉDUISANTE DU DÉCLIN

La Flandre n’échappe pas à cette idée de déclin, au contraire : en 2006 déjà, Marc Elchardus, sociologue à la VUB, notait que les jeunes deviennent de forts tenants du « déclinisme », à savoir la croyance dans le déclin de la société, la conviction qu’eux-mêmes s’en sortiront probablement encore mais que la société qui les entoure aura de moins en moins à leur proposer. À l’époque déjà, il parlait de... croyance (« Voorbij het Narratief van de Neergang », 2015) (Titre français : Au-delà du déclin – Une voie collective).

Une croyance, c’est quelque chose qui est plus fort que des faits et qui peut tenir tête à des faits. Même si en Europe, et en Belgique, nous vivons dans une région qui est beaucoup plus prospère que d’autres, la croyance dans le déclin reste ancrée dans une grande part de la population, y compris les jeunes.

Gregg Easterbrook fait la distinction entre les certitudes ou faits, et la croyance et les avis, mais également la distinction avec « ce que nous voulons croire » . Ce dernier point représente une nouvelle catégorie d’opinions qui vont à l’encontre des faits, et qui sont adoptées au mépris de toutes les évidences existantes. L’optimisme est désormais passé de mode, la nouvelle tendance, c’est le déclinisme ! L’idée tenace que nous sommes ballottés par ceux qui exercent le pouvoir, et la croyance inflexible que les choses vont aller de plus en plus mal. Même si pratiquement tous les indicateurs sociaux pointent dans l’autre sens.

CACOPHONIE DANS LES MÉDIAS SOCIAUX

Il est évident que la démocratie ne fonctionne pas parfaitement, tout comme il est évident qu’il y a dans les États providence complexes d’aujourd’hui toujours de grands besoins auxquels nous n’avons pas encore trouvé de solutions adéquates. Il est un fait que, dans l’ensemble et tous ensemble, nous nous en sortons beaucoup mieux, mais la critique légitime contre les lacunes de la solidarité nourrit la croyance du déclin chez tous ceux qui y adhèrent. Ce que Gregg Easterbrook appelle la « cacophonie » des médias sociaux diffuse en permanence cette croyance, tel un mégaphone. Et la répète encore et encore. Et la confirme. Ce qui n’aide pas non plus, c’est que tout ce qui est « à la mode » dans les médias sociaux se trouve désormais aussi tout en haut des critères de sélection de l’information.
« Aucun parti n’a été obligé de mener un débat de fond ». Le 25 mai dernier, on pouvait lire dans le journal De Standaard : " Une campagne sans panache… Cela devient une constante dans une campagne indirigeable, sans enjeu clair. De nombreux thèmes importants (mobilité, migration, enseignement, justice, pensions, pouvoir d’achat) ont ainsi été passés en revue, mais aucun n’a été réellement approfondi) "

Il a longtemps été admis que le quatrième pouvoir, la presse, jouerait justement ce rôle de chien de garde public. Que le journalisme libre devrait toujours soulever des thèmes sociaux pertinents, qu’il continuerait de poser les bonnes questions, qu’il continuerait de presser les politiciens avec des questions et interpellations critiques. Hélas, les médias commencent de temps en temps à reconnaître qu’ils n’y arrivent pas toujours. Ils savent ce que nos politiques mangent, comment ils s’habillent, ce qu’ils demandent à leur coiffeur ou ce qu’ils font dans leur jardin, et ils connaissent leurs performances sportives, leur vin favori ou leurs hobbys, mais tout cela s’accompagne rarement d’une approche critique.

LES BEAUX MOTS REMPLACENT LE DÉBAT

Le plus souvent, on s’est contenté d’organiser l’un ou l’autre talk-show opposant des figures politiques rivales, et on les a laissé parler, on les a laissé crier et s’interrompre l’un l’autre. Pendant ce temps, le modérateur ou la modératrice se retranchait, les bras croisés, sans tenter de montrer sa connaissance du domaine en posant des questions ou en intervenant de façon critique.
Cette abdication journalistique est peut-être devenue la tendance des médias dans le cadre d’élections. Et pourtant, jamais auparavant autant de pages ou de minutes d’antenne n’avaient été consacrées à des élections. Il y a peut-être des exceptions qui confirment la règle, mais les médias ne peuvent plus se cacher derrière des faux-fuyants pour échapper à une constatation critique.

En 1965 déjà, Johan Galtung a analysé les critères de sélection de l’information, entre autres le caractère inattendu d’un événement, le court terme, le degré de négativité, les choses simples, et les préjugés en général. Dans le domaine journalistique, ces critères de sélection de l’information n’ont jamais ou quasiment jamais, été revus : ils ont beau avoir plus de 50 ans, ce sont en fait toujours les mêmes critères qui servent de fil rouge aujourd’hui.

Dans son ouvrage magistral Enlightenment Now (2018), Steven Pinker, professeur à Harvard, se montre très dur envers les journalistes modernes, ces prophètes de malheur qui croient, en accentuant ce qui est négatif, remplir leur devoir de chiens de garde, de lanceurs d’alertes et de critiques de la société. Avec eux, tout finit par ressembler à des symptômes d’une société malade.
Pour ce qui est de la forme, l’information est de plus en plus présentée comme un compte-rendu de l’une ou l’autre compétition sportive, avec des gagnants et des perdants. Steven Pinker recommande que les journalistes abandonnent d’urgence leur façon agressive de débattre : quand l’un sort son couteau, l’autre brandit son pistolet. Ce n’est pas comme ça que l’on nourrit un débat public correct, sans lequel une démocratie ne peut pas fonctionner. Et il affirme encore que le besoin d’avoir un quatrième pouvoir qui fonctionne mieux est certainement aussi grand que la nécessité de voir le monde politique lui-même adopter de meilleurs comportements.

PROGRAMMES ÉLECTORAUX POUR D’AUTRES PAYS

La plupart des partis politiques ont présenté des programmes électoraux qui étaient parfaits pour… un autre pays. Trop souvent, il y manquait de véritables solutions pour des éléments de base de l’État providence et de l’État d’investissement que nous voulons être. Par exemple, une correction urgente du déficit budgétaire, estimé entre 3 et 15 milliards d’euros. Ou encore, pour le taux d’emploi trop faible, de plus de 10 % (soit 500 000 jobs) inférieur à celui des Pays-Bas ou de l’Allemagne (qui atteignent des scores de près de 80 %), avec 75 % de travailleurs actifs en Flandre et seulement 64 % en Wallonie et 61 % à Bruxelles.

Le coût des pouvoirs publics reste beaucoup plus élevé que dans des États providence comparables comme les Pays-Bas ou la Scandinavie, et a même doublé en termes de montants nominaux depuis 1997 ; si historiquement, la croissance plus élevée de notre productivité nous a quelque peu sauvés dans ce contexte, aujourd’hui cette croissance a cependant chuté sous la moyenne des pays de l’OCDE.

Un tiers de nos pensions n’est plus financé par le travail ou les cotisations, et nous avons laissé passer l’opportunité de garantir la sécurité de pension pour les générations suivantes. Il existait pour ce faire un excellent plan à long terme, qui bénéficiait pourtant d’une très large adhésion mais n’a jamais pu être exécuté. Comment se fait-il que dans d’autres pays, les travailleurs peuvent travailler pendant une carrière moyenne de 42 ans, et en Belgique seulement 36 ans ? À cause de cela, nos promesses de pension sont sous-financées depuis déjà des années. Le plan de pension comportait de nombreuses solutions ingénieuses pour tout le monde, mais il a été bêtement bloqué... pour des raisons tout aussi purement démagogiques. Et la sécurité de pension (le critère par excellence d’une bonne politique des pensions) a ainsi été encore plus mise sous pression. Comprenne qui pourra ! Une mauvaise gestion nourrit la peur … et la peur nourrit la croyance du déclin et la méfiance.

PARTENAIRES ASOCIAUX ?

Les partenaires sociaux portent une lourde responsabilité dans ce contexte. Le mérite historique des syndicats est grand : ils ont en effet été les principaux innovateurs sociaux du siècle dernier et ont été à la base de la sécurité sociale qui a solidement ancré le principe de solidarité.

Aujourd’hui, ils sont surtout les gardiens du statu quo pour leurs membres, et ils sont ainsi devenus les forces les plus conservatrices de la société, qui tentent avec acharnement de protéger le passé contre l’avenir. En faisant cela, ils desservent l’avenir des enfants et petits-enfants de leurs membres. Ces derniers viennent aujourd’hui au monde avec d’emblée une part relative personnelle de près de 43 000 € dans la dette de l’État. On parle de solidarité ?

LES PAYS QUI ONT DE MEILLEURS RÉSULTATS ONT AUSSI UNE BONNE GOUVERNANCE

La politique doit changer, la prise de décisions politiques doit changer. Pendant que le coût de nos pouvoirs publics explosait, le refrain politique a souvent été une litanie de réformes et d’économies. D’autres pays, eux, ont cherché à réaliser des gains d’efficacité dans leur politique, et ont réussi à réduire leurs coûts sans toucher à ce que doit normalement offrir leur état-providence. Dans pratiquement toutes les comparaisons internationales, tous ces pays sans exception font mieux que la Belgique (https://www.itinera.team/nl/boek/what-is-at-stake-in-the-2019-elections/ ). La marge d’amélioration à franchir en Belgique est absolument énorme.

La Suède, le Danemark, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse… tous ces pays qui font mieux que la Belgique affichent une grande différence avec notre pays : ils ont une bonne gouvernance (Itinera, Un projet pour la Belgique, 2019). Ils formulent des objectifs clairs, ambitieux et fédérateurs, et s’emploient de façon systématique à les atteindre, en pratiquant de grandes économies de coûts.

Montrons l’ambition de faire comme eux : il n’y a aucune excuse pour ne pas le faire, et certainement pas vis-à-vis des prochaines générations. Nous pouvons trouver suffisamment d’exemples positifs dans d’autres pays qui ont eu à combattre les mêmes démons politiques que la Belgique.

ABANDONNER L’AUTOSUFFISANCE

Formulons un objectif large et fédérateur, par exemple celui de nous classer entre les Pays-Bas et l’Allemagne dans l’indice composite de compétitivité mondial du Forum économique mondial (WEF), avec énormément de critères sociétaux pertinents, de l’efficacité jusqu’à l’environnement en passant par les soins de santé et la politique sociale. Nous reculons actuellement un peu plus chaque année, et occupons désormais la 21e place, largement précédés par les Pays-Bas à la place n° 4 et l’Allemagne à la place n° 6. La Belgique est capable d’atteindre la place n° 5. Ne serait-ce pas un plan fédérateur pour tout le monde ?

Au lieu de s’enfermer des nuits entières dans un château, nos femmes et hommes politiques feraient mieux de mettre en œuvre un incroyable potentiel de connaissances pour élaborer le plan : nos universités, le Bureau du Plan, la Banque Nationale, et tant d’autres centres de connaissances pourraient développer ce plan. Tout le matériel dont ils ont besoin est disponible.

LA BELGIQUE FRANCOPHONE DOIT JOUER LE JEU

Les Belges francophones doivent faire leur part. Philippe Destatte, directeur de l’Institut Jules Destrée qui plaide pour le régionalisme wallon, a encore récemment souligné que la Wallonie doit se reprendre de toute urgence (L’Echo, 29 déc. 2018). Selon lui, peut-être que la situation n’empire plus vraiment beaucoup, mais en tout cas elle ne s’améliore pas. Et il dénonce dans la foulée le déséquilibre qui existe entre la création de valeur qui est nécessaire dans l’État providence, et un climat social qui veut uniquement redistribuer la valeur sans pour autant la créer. Les options politiques choisies au sud du pays n’ont, selon Philippe Destatte, pas fonctionné. Nous manquons encore certainement de 100 000 jobs qui doivent contribuer à la croissance de la prospérité, et aucun des plans appliqués n’a réussi à changer cela.

Elio Di Rupo, s’érigeant en une sorte de messie revenu pour relever la Belgique francophone, a martelé son souhait d’un État belge à l’identique, où les Flamands assurent principalement les rentrées fiscales et parafiscales, et où la Belgique francophone continue d’avoir besoin chaque année d’un transfert de 5 milliards d’€. (Le Soir, 14 janvier 2019). Tout le contraire de ce que disent de nombreux chefs d’entreprises francophones et flamands (Il manque un cap à ce pays, L’Echo, 4 mai 2019 ; Ons land heeft ambitie nodig, De Tijd, 4 mai 2019). Dans un état fédéral, avec tous ses défauts et toutes ses lacunes, il faut aussi montrer la volonté et faire preuve du leadership pour avancer ensemble. Le fédéralisme de transfert ouvertement défendu par Elio Di Rupo est un modèle borné, qui leurre les Belges francophones.

ABANDONNER UNE MAUVAISE PARTICRATIE ET SE METTRE TOUS AU TRAVAIL !

La Belgique peut mieux faire. Elle se permet des mœurs politiques dépassées, notamment une mauvaise particratie encore très bien ancrée. Cette particratie entraîne des décisions politiques trop coûteuses, un manque de clarté dans les objectifs, et un insondable manque d’efficacité dans l’exécution de plans qui trop souvent sont devenus un embrouillamini de compromis.

Les nominations politiques en sont un des cancers, de même que le délitement des infrastructures, la mauvaise gestion et les mauvaises performances des transports publics, la « suppression » des cabinets, des provinces ou du Sénat, l’approbation de lois improvisées, et l’incapacité à encore développer et exécuter des plans ambitieux et fédérateurs.

Nous avons aussi failli au niveau de l’obligation de responsabilité, qui est la pierre angulaire de la démocratie : les politiques et dirigeants rendent à peine encore compte de la gestion qu’ils ont appliquée, et laissent souvent derrière eux des situations désastreuses. Nous sommes ahuris devant le récapitulatif chaque année plus volumineux des bourdes de la Cour des Comptes. Tout cela donne une excellente recette pour créer la défiance, et a agrandi la faille dans laquelle la démagogie ne demandait qu’à s’engouffrer.
D’autres pays, qui ont connu des difficultés comparables, nous ont montré que les choses peuvent être différentes. Il n’existe rien de plus fédérateur qu’un bon plan réaliste, qui ramènerait notre pays dans le peloton de tête de pays comparables. Voilà ce qui peut réunir tout le monde, et briser cette peur que les gens éprouvent actuellement, principalement parce qu’ils voient des changements trop nombreux et trop drastiques se faire autour d’eux mais sans y discerner encore un quelconque leadership. La migration, l’énergie, le climat… ce sont des thèmes difficiles, au même titre que l’intégration, l’enseignement et le taux d’emploi. La peur devant ces thèmes nourrit la croyance du déclin ; avoir la volonté d’agir, prendre les choses en main et exécuter les plans, tels sont les remèdes que l’on peut y opposer.
Il est réellement possible de remédier à tous ces problèmes. Les analyses ont été faites, les connaissances sont disponibles. Les résultats des élections d’hier nous montrent bien que la nouvelle situation exige une nouvelle approche. Le temps des belles paroles politiques, c’est fini.
Au travail !