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Notre know-how est excellent, mais trop fragmenté

Pour aborder les grands défis sociétaux, il faudra davantage lutter contre la fragmentation des compétences et des connaissances.

Ces dernières années, l’innovation «axée sur une mission» n’a cessé de gagner en popularité. Le principe? Les pouvoirs publics fixent des défis qui orientent non seulement les politiques, mais aussi l’innovation et l’activité économique.L’exemple le plus connu est sans aucun doute la conquête de la Lune lancée par le Président Kennedy, tandis que l’exemple le plus urgent est probablement la réduction de X %, à l’horizon XXXX, des émissions de gaz à effet de serre.

On peut évidemment se poser la question de savoir si la définition de cette mission relève bien de la responsabilité du gouvernement. Reste que, si cette politique industrielle et sociale n’apporte pas nécessairement la bonne réponse, elle offre au moins l’avantage de poser la bonne question.

L’exemple des semi-conducteurs

L’innovation axée sur une mission est appréciable parce qu’elle permet de faire avancer dans la même direction des expertises et des politiques fragmentées. Nous sommes, en effet, de plus en plus conscients que les réponses aux questions sociétales complexes concerneront plusieurs disciplines et combineront les connaissances et l’expérience dans différents domaines. Or c’est une chose pour laquelle nous ne sommes pas particulièrement doués: tant les domaines académiques, secteurs économiques que services publics forment un paysage fragmenté, dont les îlots sont séparés par des douves profondes.

Nous possédons de nombreux excellents know-how, mais ils semblent inaccessibles à partir des autres îlots. Le problème concerne aussi bien le secteur public que privé. Prenez l’exemple tragique de l’industrie des semi-conducteurs en Europe. Dans les années 1980, l’Europe produisait une puce sur trois. Aujourd’hui, elle ne produit plus que maximum une puce sur dix. Malgré tout, le leader mondial dans le domaine de la lithographie est néerlandais (ASML) et, avec imec, nous disposons en Belgique d’un des instituts de recherche les plus avancés au monde.

L’origine de ce problème se situe au niveau de la politique de pays comme la France, qui souhaitait faire de ses entreprises des champions nationaux. À cause d’un manque de coordination — du développement de la technologie à la recherche, en passant par la production de masse et la vente de puces électroniques — l’Europe a systématiquement perdu du terrain face aux États-Unis (qui détiennent 50% du marché) et à l’Asie. On peut se demander si le nouveau «Digital Compass» (boussole digitale) européen est capable de renverser la vapeur. De même, la trajectoire hésitante de Galileo, l’alternative européenne au GPS, et le CERN et son web mondial, montrent l’incapacité d’ancrer les avancées au niveau européen, par exemple, via les marchés publics.

Blocages collectifs

L’innovation axée sur une mission pousse à examiner les choses sous un autre angle et à partir du problème pour ensuite chercher un système qui apporte une réponse. Il est essentiel que ce système combatte toute forme de fragmentation.

Comment rassembler des connaissances et des compétences fragmentées? Quelles expertises technologiques, écologiques et sociologiques devons-nous combiner? À quoi doivent ressembler notre enseignement et nos instituts de recherche pour développer de nouvelles pistes de réflexion et relever de nouveaux défis? Que signifient ces questions et leurs réponses possibles en termes de règlementation dans plusieurs domaines? Comment susciter suffisamment de soutien et d’implication dans la société dans son ensemble? Comment les engagements sociétaux, environnementaux et économiques sont-ils liés les uns aux autres?

Toutes ces questions sont posées, certes, mais sans beaucoup de cohérence. Elles obtiennent des réponses fragmentées de différents ministères, services publics, facultés, organes consultatifs et entreprises. Une partie importante de l’immobilisme et de la rigidité de notre société s’explique par des blocages collectifs, une situation figée à partir de laquelle nous tâchons d’analyser toutes les questions, mais qui limite notre capacité à résoudre les problèmes. Quiconque aborde les grands défis sociétaux à partir des différentes structures existantes risque de souffrir d’une vision en tunnel.

Article publié dans L'Echo le 22/03/2022