Ces logiques de rupture qui mènent à l'impasse
L'opération annoncée contre Total et les vendredis de la colère du PTB témoignent de l'état de tension de notre société. Plutôt que ces actions de rupture, nous avons besoin de réponses réalistes et durables.
Nous pouvons craindre que, dans les mois à venir, la situation sociale ne se durcisse jusqu'à aboutir à des troubles violents. Au moins deux actions annoncées témoignent de l'état de tension de notre collectivité: d'une part, l'opération contre Total emmenée par Greenpeace ; d'autre part, les vendredis de la colère lancés par le PTB. Les deux pourraient déraper. L'opération "Code rouge" contre Total aura lieu les 8 et 9 octobre prochains. Face à la crise climatique, des activistes veulent contribuer à un changement systémique par la sortie des énergies fossiles. Un blocage des infrastructures du géant pétrolier sera organisé. Les lieux du coup de force restent secrets et la préparation des intervenants, inspirée de précédents en Allemagne, est prise très au sérieux.
Quant aux vendredis de la colère, ils ont débuté la semaine dernière. Les citoyens sont invités par l'extrême gauche à manifester de manière hebdomadaire dans une ville wallonne et une ville flamande. Il s'agit de montrer au gouvernement le mécontentement face à l'augmentation des prix. Ces deux actions s'inscrivent dans des approches différentes, environnementale et sociale, et sont portées par des acteurs différents, associations ou parti d'opposition. Mais toutes deux s'inscrivent dans une même logique de rupture. Il semble que Code rouge veuille avant tout taper sur la multinationale. Quant à Raoul Hedebouw , il affirme sa "stratégie d'une gauche qui ne croit pas à la
transformation de la société par l'action parlementaire".
On peut aussi envisager une légitimité commune aux combats. N'est-il pas moralement légitime d'attaquer Total dont l'activité provoque des dégâts irréversibles, impunis et massifs (16 milliards de dollars par an selon HBS)? Ou vis-à-vis d'un exécutif qui, à ce stade, ne peut empêcher un écrasement des plus faibles et un enrichissement des plus forts.
Critiquer la rupture
Néanmoins, ces stratégies de ruptures sont critiquables. La charge pourrait être morale, elle aussi, liée à l'exigence de dialogue. On se limitera ici à une critique pragmatiste fondée sur une attente d'efficacité. En Europe, nous avons une culture du combat frontal. Pour Carl Schmitt, la catégorie fondamentale de la politique est l'antagonisme
ami/ennemi. Avant lui, Hegel avait pensé la dialectique du maître et de l'esclave, reprise par Marx et bien d'autres dans la lutte des classes. Il s'agit de se battre contre, à mort. La mort peut être physique, politique ou symbolique, mais c'est la mort. En Asie, au contraire, il existe une tradition d'affrontement plus ouvert. Ainsi, Gandhi invitait à la prudence dans la relation aux adversaires d'aujourd'hui qui pourraient être les alliés de demain.
L'histoire nous enseigne que les faits donnent souvent raison à la voie asiatique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la résistance avait réuni des réactionnaires de droite et des communistes anarchistes qui, quelques années plus tôt, se battaient dans les rues. Après 1945, le nouvel État de la RFA s'est construit avec d'anciens fonctionnaires du III# Reich.
L'impasse annoncée
Certes, l'histoire enseigne aussi que les actions radicales peuvent porter . Mais elles doivent être menées dans un rapport de force favorable. Ainsi, aux XIX# et XX# siècles, des grèves parfois violentes ont arraché des conditions de travail et de rémunération acceptables. Car la menace d'une masse d'ouvriers n'ayant pas grand-chose à perdre effrayait des patrons qui risquaient gros. Or, même si toujours plus de citoyens sont aujourd'hui sensibles aux questions environnementales, combien d'automobilistes jugeront vital de refuser le plein chez Total? Même si des factures seront impossibles à payer pour certains, combien de citoyens prendront volontairement le risque de ne pas payer les leurs? Des minorités, sans doute. Les actions de rupture de Greenpeace et du PTB seront donc probablement inefficaces, menant à l'impasse.
Combattre, c'est se battre avec
Comme leurs revendications ont du sens et s'appuient sur de saines colères, il faut tenter une autre voie. Celle d'un véritable combat: combattre, étymologiquement, signifie se battre avec. Pour pouvoir se battre ensemble contre les problèmes actuels, il faut que des adversaires identifient des questions précises, comprennent leur intérêt commun, se reconnaissent comme fiables, inventent des réponses réalistes et durables. Vu le climat de méfiance actuelle, ce n'est pas gagné. Les radicaux, qui ont une capacité d'alerte, mais pas de solution, peuvent-ils remettre en question leur ligne rageuse? Et les responsables socioéconomiques , plus d'une fois incapables de boucler des accords interprofessionnels, pourraient-ils changer de braquet? Même question pour les élus? Quant à nous, citoyens, pouvons-nous sortir de
nos zones de confort pratique et intellectuel? Ce n'est pas gagné, mais pas encore perdu.