Vers l'aperçu

Une nouvelle politique budgétaire est indispensable

A deux reprises, la BCE a annoncé une extension de son programme d’assouplissement monétaire. Ces mesures consistent à amplifier la monétisation des dettes publiques et privées, à immerger les taux d’intérêt plus profondément dans la négativité et à refinancer des banques à des taux nuls, voire négatifs, afin de stimuler l’offre de crédit.



Ces mesures sont nécessaires mais insuffisantes. Même le Président de la BCE, Mario Draghi, semble dubitatif au point qu’il n’exclut pas une solution monétaire radicale qui consisterait à donner de l’argent aux citoyens européens. Le ton de son message s’est d’ailleurs profondément modifié. Alors qu’il préconisait la rigueur budgétaire, le Président de la BCE évoque désormais des politiques de stimulation budgétaire et des réductions d’impôts. Au titre d’illustration, il mentionnait en juin 2013 que « pour inspirer confiance, les responsables politiques doivent respecter fidèlement leurs programmes d'ajustement budgétaire », alors que lors de sa dernière conférence de presse, il évoquait que « des réformes structurelles visant principalement à relever les investissements publics et à réduire les impôts ». Plus inquiétant, Mario Draghi a même mentionné qu’il fallait « de la clarté sur l'avenir de notre union monétaire". Le président de la BCE est plus circonspect que lorsqu’il mentionna qu’il ferait tout ce qui est nécessaire pour sauver l’euro en juillet 2012.



Pour cela il faut des réformes structurelles, visant principalement à relever le niveau de la demande, Ce changement d’orientation va plus loin qu’une simple annotation discursive. En effet, la politique monétaire est un désaveu des théories monétaristes, dont Irving Fisher (1867-1947) et Milton Friedman (1912-2006) ont été les concepteurs. En effet, selon ces économistes, il existe une relation quasiment directe entre la quantité de monnaie et l’inflation. Si la quantité de monnaie augmente, alors le niveau des prix doit s’ajuster dans une même proportion, pour autant que la vélocité de la monnaie (qu’on peut assimiler au nombre de fois qu’un billet « tourne » dans l’économie) reste stable.



On constate désormais que la création monétaire est contrariée par d’autres phénomènes, sachant que la monnaie est à la fois un stock et un flux. La BCE fournit un stock de monnaie, tandis que les banques commerciales créent un flux monétaire par la mécanique des dépôts et des crédits. Quand la vélocité de ce flux diminue, la BCE doit la compenser par la création d'un stock de monnaie additionnel.



Cette augmentation du stock monétaire sert essentiellement à refinancer des Etats puisque leurs dettes publiques servent de gage à la création monétaire. Sans le refinancement de la BCE, ce sont ces mêmes dettes, en forte croissance, qui auraient asphyxié l’économie en ponctionnant l’épargne des particuliers et des entreprises (au travers des bilans des banques et des compagnies d’assurances). Désormais, les États ont donc trouvé un créancier complaisant pour leur propre refinancement à un taux nul, voire négatif. La BCE libère donc les bilans des institutions financières. Incidemment, cette dette publique est au centre de toute la cosmographie financière. Ce sont des dettes publiques qui sont escomptées par les banques centrales. Ce sont ces mêmes dettes publiques dont le taux d’intérêt devient négatif. Ce sont encore ces dettes publiques que les Etats poussent les banques et les entreprises d’assurances à financer sans exiger, au nom des privilèges régaliens de battre monnaie et de lever l’impôt, la moindre garantie en capitaux propres. Ce sont ces mêmes dettes publiques que les Etats mettent en garantie de la liquidité des banques.



Les mesures prises par la BCE ont donc permis de fluidifier les circuits monétaires mais la création monétaire semble inopérante pour des raisons que la recherche académique commence à discerner. Ainsi, ce refinancement des dettes ne conduit peut-être pas à un aboutissement optimal de la création monétaire dans l’économie productive puisque la monnaie suit un trajet étatique (au travers du réescompte des dettes publiques). Par ailleurs, la création monétaire reste coagulée dans les bilans bancaires sans transmission suffisamment rapidement à l'économie productive sous forme de crédits. En effet, l'économie souffre d'une crise de la demande : la consommation et l'investissement sont insuffisants pour tracter la demande de crédits. Pourquoi cette demande est-elle insuffisante ? C’est difficile à dire. Plusieurs facteurs y contribuent dans des proportions imprécises : le vieillissement de la population, la révolution numérique (qui modifie profondément l’apport humain à la productivité et conduit à ne pas exercer de pression à la hausse sur les salaires), le délitement de la classe moyenne et l’appauvrissement d’une part croissante de nos communautés européennes, les inégalités de revenus, etc. Par ailleurs, l'assouplissement quantitatif européen est, par nature, moins efficace que celui qui fut mis en œuvre par la Federal Reserve américaine, car, aux Etats-Unis, le financement des autorités publiques et des entreprises s'effectue directement au travers des marchés financiers, sans passer par les bilans bancaires. La transmission d'un assouplissement à l'économie productive y est donc plus immédiate et efficace.



Malgré ces vents contraires, la BCE doit poursuivre ses injections monétaires. Intuitivement, cette institution baissera encore les taux d’intérêt et prolongera sa création monétaire de manière dégressive au-delà du mois de mars 2017. Ceci étant, aucune monnaie ne peut survivre à son rendement négatif prolongé, sauf à entrer dans une dimension inconnue de l’étalon monétaire, d’autant que c’est la dette publique, devenue garante de la monnaie et dont la supportabilité n’est acquise que par des taux d’intérêt négatifs, qui est à la base de cette inversion monétaire.



Lorsque la BCE sera arrivée au terme de cet assouplissement quantitatif, il est peu probable qu'elle demande le remboursement des obligations souveraines qu'elle aura accumulées. Ces obligations seront remplacées par d'autres titres qui seront émis à ce moment. Le pire serait évidemment que l'économie européenne ne reprenne pas et que les dettes publiques continuent inexorablement à s'élever en proportion du PIB. La BCE serait alors sollicitée de manière inéluctable pour refinancer des Etats, incapable d'en assurer le financement auprès des institutions financières locales ou étrangères. Le risque d'insolvabilité des Etats glisserait alors vers la BCE dont le bilan servirait à consolider une part croissante de l'endettement public. Du rôle de gardien de la monnaie, la BCE endosserait la responsabilité de la stabilité des dettes publiques. Ce serait la BCE qui devrait absorber, de manière résiduelle, les effets de la crise économique dans son bilan, au travers du refinancement des Etats. La BCE deviendrait même l'outil essentiel de sortie de la crise des dettes souveraines.



Dans ce cadre, quelles sont les prospectives économiques ? J’en vois principalement deux.



Tout d’abord, il faut s’extraire temporairement des garrots budgétaires. Les Etats devront inexorablement suspendre les contraintes de retour à l’équilibre budgétaire et de désendettement structurel imposé par le Pacte de Stabilité et de Croissance. Ce Pacte exige de diminuer l’excédent d’endettement public de 5 % par an afin d’atteindre un rapport de la dette publique sur le PIB de 60 %. Le pourcentage de 60 % n’est pas anodin puisqu’il fondait un des critères d’accession à la zone euro en 1999. Cette règle se conjugue désormais à ce qu’on appelle la « règle d’or » qui exige de ne pas dépasser un déficit « structurel », c’est-à-dire compte non tenu des aléas conjoncturels, égal à 0,5 % du produit intérieur brut (PIB). Faute de pouvoir réaliser une dévaluation monétaire 'externe', l'Europe a imposé une dévaluation 'interne', c'est-à-dire une contraction budgétaire et des modérations salariales, traduites sous l'exigence de programmes d'austérité. Outre le fait que ce désendettement est mathématiquement impossible par le poids croissant du financement des pensions, il n’est pas souhaitable. En effet, un raidissement budgétaire des Etats conduirait à abandonner un des seules pistes de stimulation de la croissance et on ne sort pas de la récession par l'austérité. Il est inopérant de flexibiliser la politique monétaire si les Etats ne relâchent pas les contraintes budgétaires car créer de la monnaie sans affectation est inutile. Les économistes qui plaident pour un resserrement budgétaire aveugle au motif que les taux d’intérêt sont bas sont d’ailleurs, à mon intuition, complètement dans l’erreur et ont lu la théorie économique avec dyslexie. En effet, des taux d’intérêt négatif sont un signal unique fourni par les marchés financiers et par la BCE de financer les Etats sans ponction de charge d’intérêt sur les générations futures. C’est en période de taux bas qu’un déficit budgétaire destiné à financer des infrastructures productives s’impose.



Ensuite, il est plausible que les prochaines années soient caractérisées par une "répression financière", c'est-à-dire des mesures coercitives destinées à obliger les banques et les entreprises d'assurances à financer les Etats à un taux d'intérêt extrêmement bas. Au reste, c'est déjà le cas au travers de réglementations qui exonèrent les institutions financières à couvrir la détention d'obligations souveraines par des charges en capitaux actionnariaux.



En conclusion, la BCE a raison de dire que la politique budgétaire doit prendre le relais de la politique monétaire. Il faudrait suspendre (ou moduler par pays) le Pacte de Stabilité et de Croissance et autoriser une stimulation budgétaire plus importante, d’autant que les États se financent à taux d’intérêt négatifs. Malgré les injonctions de la BCE, les gouvernements européens ne semblent pas s’engager dans cette voie parce qu’à ce moment, les conceptions différentes de la monnaie et de la dette publique feront violement surface. Pour certains pays, la monétisation d’une dette publique est déjà intolérable car elle doit être financée par du capital préalablement constitué et non de la monnaie crée ex-nihilo. Sans sortie de crise, il y aurait un véritable risque de schisme monétaire dans la zone euro. C’est à ce niveau que se situe le véritable danger de la politique monétaire et budgétaire.