Vers l'aperçu

Rester ensemble

Plutôt que refaire le monde, disait Camus dans son discours de Stockholm, nous devons éviter qu’il ne se défasse. La réponse à la question du pouvoir d’achat à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés de manière aigüe devrait s’inscrire dans cette perspective. En particulier, le pouvoir d’achat des personnes aux revenus les plus faibles. Car au-delà des conditions de vie des uns ou des autres, son enjeu politique est la cohésion de notre communauté. 

Les échanges tendus, les débats d’école ou de chiffres de ces dernières semaines se comprennent à la difficulté de trouver de bonnes modalités d’intervention publique. Diverses études (dont celles de Jean Hindriks d’Itinera/UCL ou Ricardo Cherenti de l’UMons) ont montré qu’une même catégorie de dépenses pèse de manière différente selon le niveau du revenu. Ainsi, la part des dépenses énergétiques est 6 fois plus élevée dans le budget du décile de population le plus pauvre que dans celui du décile le plus riche. L’inflation étant en grande partie liée à la hausse de l’énergie, elle a donc en particulier des conséquences négatives sur les bas revenus. 

Cibler l'aider

Dès lors, on peut défendre l’idée qu’il importe de cibler l’aide sur ces bas revenus. En effet, quel est le sens d’une aide massive et indistincte alors qu’une partie de ce soutien sera peu ou pas utile ? Le ciblage se comprend à un exemple anecdotique : un chèque énergie attribué à des ménages du Brabant Wallon, à la consommation dérisoire grâce à des panneaux photovoltaïques, est absurde.  

Mais le raisonnement vaut aussi pour notre sacro-sainte indexation. Est-il justifié d’indexer de la même manière les allocations de chômage, les revenus d’insertion, les bas ou hauts salaires, les petites et les grosses pensions ? Il est très probable que l’indexation des hauts revenus alimentera surtout l’épargne. On l’a vu avec l’intervention de l’État pendant la crise Corona : en gros, la croissance du déficit public correspond à l’augmentation de l’épargne des ménages qui ont pu se le permettre.  

Cibler l’aide sur les plus bas revenus est une solution peut-être moins juste – tout le monde n’est pas traité de la même manière -, mais elle est plus équitable – correspondant mieux à la singularité des situations. Cette distinction est au fondement de la progressivité de l’impôt et de nombreuses aides conditionnées. 

La mise en œuvre d’un ciblage équitable se heurte malheureusement à des difficultés pratiques. Par exemple, si l’on veut passer par le critère des revenus pour définir des aides, on sera confronté à un double problème. D’abord, avec les avertissements-extraits de rôle l’État utilise des données vieilles de plusieurs mois, voire jusqu’à deux ans. Ensuite, il ne prend pas en considération les patrimoines, puisque nous n’avons pas de cadastre complet, ni certains types d’aide en nature, tel un logement social.  

Le ciblage se heurte aussi à des habitudes. Une indexation différentiée nécessiterait non seulement de la dentelle technique – avec des revalorisations bien-être de certaines pensions, des plafonds de salaire, d’éventuelles défiscalisations (comme suggéré par François le Hodey) – mais surtout un accord social qui sortirait du classique et confortable « tout ou rien ». Ce n’est donc pas gagné… 

Le risque de décrochage

Néanmoins, on peut penser que la difficulté ne discrédite pas les mesures ciblées. Car l’enjeu est de taille : le décrochage d’une partie de la population, dommageable pour les individus comme pour la collectivité. 

Les chiffres relatifs à la pauvreté et les témoignages des acteurs de terrain nous disent que, même si le taux moyen de pauvreté reste globalement stable, plusieurs catégories de la population décrochent. Jeunes, étrangers d’origine extraeuropéenne, personnes peu qualifiées, familles monoparentales voient leur situation financière et matérielle se dégrader. Et leur ancrage dans la société. Certaines de ces personnes, épuisées par l’instabilité permanente de leur situation et la complexité du système social, renoncent à des aides auxquelles elles ont droit. L’Observatoire de la Santé et du Social à Bruxelles a documenté ce phénomène de non-recours. Avec le confinement et la fermeture de nombreux guichets de première ligne, ce dernier a pris une ampleur inquiétante. 

Pareil renoncement est dangereux. Même si le système d’aide est perfectible, une personne n’a pas plus de chance d’améliorer sa situation en abandonnant le soutien public, qu’il s’agisse d’un support en logement, remboursement de frais médicaux ou formation. Au contraire, lâcher le fil de la solidarité organisée par l’État contribue souvent à l’enfermement dans un cercle vicieux de difficultés cumulées.  

Investissement social

Un soutien public du pouvoir d’achat pourrait être critiqué par des « réalistes », argumentant que la crise Covid a déjà tellement coûté et tant grevé les finances publiques qu’il s’agit maintenant de limiter l’engagement de l’État. On a évité le pire, allons de l’avant. 

Oui, il est nécessaire de prendre à nouveau en compte l’équilibre budgétaire. Mais pas aux dépens des pauvres. Car ce serait commettre l’erreur que l’on veut éviter. En effet, l’exigence de rigueur repose en général sur un argument lié à la durée : il faut limiter les dépenses courantes, puisque leur excès hypothèque la possibilité d’investissement et fait porter sur les générations futures le poids de notre légèreté. C’est vrai. Et c’est pour cette même raison qu’il faut défendre le pouvoir d’achat des plus fragiles. 

Car si l’action coûte, l’inaction coûte plus encore. Laisser une partie de la population décrocher, c’est se condamner à voir grimper à terme de nombreux coûts indirects résultant de la pauvreté, comme les redoublements en classe, la précarité infantile, les carences alimentaires ou un recours accru aux urgences. C’est aussi se préparer à un coût social plus global, une création de richesse qui ne verra pas le jour et des impôts qui ne seront pas perçus.  

Le soutien ciblé au pouvoir d’achat peut alors être vu comme un investissement social. Cette logique de calcul, utilisée aux États-Unis par le centre de recherche Policy Impacts lié à l’université de Harvard, a permis de mesurer que des programmes d’aide correctement définis rapportent jusqu’à 8 fois ce qu’ils coûtent. 

Bref, dans le débat sur le pouvoir d’achat, on peut défendre une action sur la ligne de crête : ne plus s’engager dans l’aide massive et indistincte, mais ne pas abandonner les plus fragiles. Il faut des mesures pour soutenir spécifiquement leurs revenus, car leur décrochage serait à terme bien plus lourd pour les finances de l’État. Surtout, il nous ferait passer à côté de ce qui est à la fois le fondement de toute communauté politique et le défi auquel nous sommes plus que jamais confrontés : rester ensemble.