Vers l'aperçu

Le point d'atterissage de la politique monetaire

Depuis des mois, je m’interroge sur l’aboutissement des politiques monétaires des banques centrales, et plus spécifiquement sur celui de la BCE. Cette dernière injecte des quantités de monnaie inouïes au bénéfice principal des Etats-membres de la zone euro dont les dettes enflent inéluctablement, à tout le moins dans les pays du Sud. Ces injections monétaires devraient normalement servir l’économie réelle en soulageant les banques privées du financement des dettes publiques, puisque celles-ci sont désormais en partie financées par la création monétaire. Les banques privées pourraient donc théoriquement augmenter l’offre de crédit à l’économie productive, pour autant, bien sûr, que la demande soit suffisante. La création monétaire permet d’esquiver un effet d’éviction (ou crowding-out) qui est constaté lorsque les bilans bancaires sont essentiellement exploités pour le financement des dettes publiques plutôt que pour le crédit privé.



Mais quel sera le point d’atterrissage de cette injection monétaire sans précédent : une inflation (et donc des taux d’intérêt)  finalement embrasée par un afflux de liquidité dont la volumétrie dépasse la capacité d’absorption par l’économie réelle ? Une remontée des  taux d’intérêt entraînée par un déphasage graduel de ces politiques monétaires expansionnistes singulière? Une augmentation des taux d’intérêt qui serait déclenchée par une perte de la confiance dans la monnaie elle-même ou, plus généralement, par une augmentation de la prime de risque, c’est-à-dire de la perception du risque associé au futur? Personne n’en a la moindre idée, sauf d’éphémères gourous autoproclamés qui évoquent la fin d’une civilisation.



Pourtant, cette question doit être posée et sa réponse clarifiée. En effet, un arrêt prématuré de l’expansion monétaire précipiterait l’économie réelle et les marchés financiers dans la récession, tandis qu’une prolongation conduirait à un dévoiement inévitable de la monnaie



Ce qui apparaît néanmoins, c’est que l’effet de ces politiques monétaires est, contre toute logique friedmanienne, déclinant. Leur efficacité semble s’émousser. A ce stade, les afflux de liquidité ne créent pas d’inflation, ce qui conduit d’ailleurs de nombreuses banques centrales à imposer des taux d’intérêt négatifs, ce qui s’apparente à une inflation imposée plutôt que suscitée. Au Japon, il n’y a aucune inflation malgré des afflux de liquidités.



Certains, dont l’économiste français Patrick Artus, postulent désormais l’irréversibilité des politiques monétaires. En langage simple: il n’est pas possible de s’arrêter et les assouplissements quantitatifs doivent se perpétuer sans cesse. Peter Praet, l’économiste en chef de la BCE, fait le même constat en affirmant l’infaillibilité de la BCE au travers du fait qu’il n’y a pas de plan B.



Je garde néanmoins l’intuition que l’affirmation de l’irréversibilité des politiques monétaires est inaboutie, et pour une simple raison: il est insensé de poursuivre une politique monétaire au rendement décroissant, c’est-à-dire qui devient inopérante. Inversement, si l’irréversibilité était constatée, cela conduirait à une précarisation de la monnaie dont la crédibilité s’estomperait. L’irréversibilité conduirait, comme Jacques Attali l'avait évoqué, à un Weimar planétaire (en référence à l'hyperinflation allemande de 1923), c'est-à-dire une impression monétaire illimitée afin de monétiser les dettes publiques et de les rembourser avec de l'argent déprécié. Or ce cas de figure n’a aucune validité.



Si les politiques monétaires étaient irréversibles, cela conduirait aussi à l’abandon de toute indépendance des banques centrales et à la juxtaposition financière des Etats et des banques centrales, puisque les Etats imprimeraient des dettes publiques qui seraient immédiatement transformées en monnaie imprimée. En termes conceptuels, leurs bilans se fondraient et l’émission monétaire serait rythmée par le niveau de l’endettement public. Les banques privées seraient donc progressivement privées de leur rôle de créateur de monnaie, sans compter l’érosion de leur rentabilité, grevée par des taux d’intérêt négatifs.



Contrairement à une opinion largement répandue, ce ne sont pas les banques centrales qui créent la monnaie, mais bien les banques privées. Bien sûr, la monnaie n’est pas un phénomène spontané et il faut l’amorce des banques centrales. Ces dernières fournissent une indication en matière de taux d’intérêt et permettent aux banques privées de se refinancer auprès d’elles, raison pour laquelle elles sont qualifiées de «prêteurs en dernier ressort». Les banques centrales créent donc de la monnaie mais, en temps normaux,  uniquement à titre supplétif. D’ailleurs, la création monétaire de ces banques est infime par rapport à celle des banques privées. Cette monnaie s'appelle la monnaie de base. Cette multiplication des opérations de crédit crée un flux monétaire instantané dont la vitesse peut augmenter ou ralentir en fonction de différentes exigences réglementaires.



La création monétaire des banques privées fonctionne grâce à ce que les économistes qualifient de «multiplicateur des crédits » ou de ce que les Anglais désignent par l’adage «loans make deposits». L'octroi d'un prêt exige de récolter un dépôt. Ce même prêt suscitera d'autres dépôts qui entraîneront de nouveaux octrois de prêts, etc. En d’autres termes, les banques privées créent la monnaie qui s’assimile à un flux. On parle alors de monnaie scripturale. Leur rôle consiste d’ailleurs, de manière contre-intuitive, à accélérer la déthésaurisation de la monnaie qui leur est confiée. La monnaie est fonction de la variation de la thésaurisation/déthésaurisation des banques privées, mais elle est créée par l’accélération de la vitesse du flux. En d’autres termes, les banques privées sont des entreprises qui fabriquent elles-mêmes leur matière première. Incidemment, aujourd'hui, nous sommes en déflation. La demande de crédit est extrêmement faible. Les prêts ne suscitent pas d'exigences de dépôts, d'autant que ces derniers s'accumulent dans les banques, même au prix d'une rémunération dérisoire. L'adage «loans make deposits» n'est plus vérifié. On devrait plutôt écrire «deposits do not make loans». La pompe bancaire refoule. C'est un indice de récession et de déflation. Et c'est aussi l'illustration que l'apport de liquidités à l'économie est une condition nécessaire, mais insuffisante pour une reprise qui est désormais celle de la demande.



Si les politiques monétaires devenaient vraiment irréversibles, cela nous conduirait, sous une forme extrême, à une idée que l'économiste américain Irving Fisher (1867-1947) avait imaginée dans les années trente sous la symbolique du "plan de Chicago". Selon ce plan, qui relève de l’alchimie monétaire, tous les dépôts bancaires seraient inscrits au bilan de la banque centrale, à charge, pour cette dernière, de prêter ces dépôts aux banques privées. Ces dernières ne pourraient donc pas prêter plus que les dépôts reçus, ce qui s'assimilerait à une étatisation bancaire. Ce plan séparerait la fonction monétaire des banques de leur fonction de crédit. Ce serait un retour illusoire à ce qu'appelait Keynes une "économie de Robinson Crusoé".



Si la politique monétaire devenait irréversible, les banques privées en seraient donc réduites à un simple rôle d'intermédiation. Seule la monnaie de base, créée à la discrétion de la banque centrale pourrait être utilisée au travers du réescompte des dettes publiques ou d'autres actifs.



En conclusion de cette réflexion, le point d’atterrissage des politiques monétaires sera un retrait graduel du soutien monétaire, dont il faut espérer qu’il soit coordonné et synchronisé par les banques centrales et surtout communiqué de manière graduelle aux marchés. Le seul facteur qui pourrait justifier l’irréversibilité temporaire des politiques monétaires serait l’impécuniosité des Etats qui seraient accablés par la déflation et la récession. Mais, à un moment, la réalité reprendrait ses droits et les créanciers demanderaient une protection accrue sous forme de taux d’intérêt plus élevés. C’est pour cela que Mario Draghi répète sans cesse que la BCE ne peut pas tout faire. Pour les dirigeants de la BCE, le cauchemar serait d’assister à une débandade des finances publiques et une impression monétaire débridée, comparable au scénario des années septante. A l’époque, des Etats désemparés par une récession manufacturière et deux chocs pétroliers avaient fait appel à l’endettement public et donc aux banques centrales, elles-mêmes désorientées par l’abandon des accords monétaires de Bretton Woods. L’endettement public s’embrasa et des dévaluations désordonnées furent imposées en rafale dans un contexte de stagflation. Il en avait résulté un chaos économique sans précédent.



L’histoire économique exige d’adopter une posture de prudence: l’économie est entrée dans des territoires inconnus. Si un arrêt rapide des politiques d’expansion monétaire est improbable, leur irréversibilité le semble tout autant. Il faut espérer que la croissance et l’inflation reviennent rapidement et que la politique budgétaire renforce, dès à présent, la politique monétaire. Mauriac écrivait « rien ne dure, rien n’existe ». L’irréversibilité n’existe pas.



Prof. Dr. Bruno Colmant

Banque Degroof Petercam

Membre de l’Académie Royale de Belgique