Vers l'aperçu

Le pays du matin calme

Il y a quelques jours, j'ai effectué un séjour de rencontres académiques à l'invitation du gouvernement coréen du Sud, appelé le pays du matin calme (ou du matin frais).  C'était ma première visite dans ce pays mais, sans prétendre à pouvoir appréhender correctement la réalité économique d'un pays, il est utile d'en tirer des enseignements pour notre pays.



Au terme de l'occupation japonaise (1910-1945) et de la guerre de Corée (1951-53), à laquelle la Belgique a d'ailleurs participé, ce pays était dans un état de délabrement et de pauvreté indescriptibles. Son PIB par habitant était un des plus faibles du monde. C'est donc dans des conditions épouvantables que la Corée, amputée de son territoire au Nord, a abordé la seconde moitié du vingtième siècle, avec l'aide (mais aussi l'occupation persistante) américaine et dans un état de veille militaire permanent, attisé par les menaces répétées des dictateurs communistes de la Corée du Sud.



Mais ce n'était pas tout : la Corée est une économie qui n'était pas intégrée dans une zone de transit commercial, puisqu'elle constitue une péninsule étriquée entre un régime hostile, au Nord, et l'occupant japonais ancestral, au Sud. C'est aussi un pays qui n'est pas culturellement intégré, ou plutôt, qui s'est construit sur des sciences humaines domestiques. La langue coréenne est, par exemple, une langue phonétique fabriquée de toutes pièces, il y a six siècles, et qui reste enclavée par rapport à celle des autres pays asiatiques. Ce n'est donc pas un pays qui fut traversé par des flux socio-culturels qui auraient pu susciter une mixité raciale, sociale ou artistique. Ce pays n'a donc pu compter que sur ses propres forces.



Aujourd'hui, la Corée démontre un des plus haut taux de croissance du monde et son PIB par habitant est un des plus élevés parmi les pays développés.



Que s'est-il passé ?



Les angles d’approche de la mutation économique sont innombrables et chaque discipline apporte son pouvoir élucidant. Il y a plusieurs généalogies aux transformations de la société. Il serait donc vain de résumer ce que les économistes appellent un "miracle économique" en quelques paragraphes, mais des éléments saillants peuvent être identifiés.



Tout d'abord, la Corée est une économie de marché au sein de laquelle la réussite individuelle est exacerbée, mais il s'agit d'un capitalisme intelligemment structuré et orienté En d'autres termes, la réussite individuelle doit s'intégrer dans la prospérité collective.  Par ailleurs, la Corée a établi des plans successifs (à l'instar de la France d'après-guerre) qui ont défini les priorités économiques sur base d'une juxtaposition des intérêts de l'état et des entreprises privées. D'abord centrée sur la reconstruction du pays et la stimulation de la production intérieure afin de se substituer aux importations, le pays a progressivement pivoté sa croissance vers l'exportation. Ensuite, tout l'effort a été mis sur l'innovation.



Les facteurs de production ont été alignés afin de tirer parti des avantages concurrentiels. C'est une application de la théorie des avantages comparatifs de l'économiste anglais Ricardo qui postulait qu'une économie doit se spécialiser dans les domaines pour lesquelles elle dispose d'avantages concurrentiels, plutôt que se disperser dans des domaines pour lesquelles ses prédispositions sont moins favorables. C'est ainsi que la Corée est un pays qui est "digitalisée". Internet a été utilisé pour désintermédier les circuits les circuits économiques et stimuler l'échange permanent d'informations, notamment sans le domaine universitaire.



L'économie coréenne s'est articulée autour de conglomérats privés (les chaebols), principalement détenus par des familles dans des constructions juridiques tentaculaires (et parfois peu transparentes), mais dans l'alignement des orientations publiques. Ces conglomérats ont déployé leurs avantages concurrentiels, qui relèvent essentiellement de l'innovation. C'est ainsi que la Corée du Sud est le second pays en termes de dépôts de brevets aux Etats-Unis. Il en a résulté des marques mondiales, telles Samsung, LG et Hyundai, dans le domaine plus traditionnel de l'automobile.



Cette exigence d'innovation a conduit à bâtir des centres de recherche au sein desquels l'inventivité est démultipliée par les contacts entre chercheurs, à l'instar du climat qui règle à Silicon Valley ou dans les entreprises de type google, Facebook ou Amazon. C'est Alain Peyrefitte (1925-1999) qui avait souligné que le miracle de l'inventivité et du progrès humain trouve un terrain fertile lorsque l'innovation est un facteur d'enrichissement individuel et collectif, dans un contexte peu réglementé afin de susciter la prise de risque. Peyrefitte parlait de la nécessité d'un "éthos (c'est-à-dire un caractère, une typologie) de confiance compétitive". Pour stimuler l'envie du futur et déployer la "confiance dans la confiance", il faut un contexte de stabilité institutionnelle qui stimule l'entreprenariat individuel. La réussite doit être reconnue et l'échec dépassé. Il faut que les pouvoirs publics suscitent un appétit d'entreprendre. La Corée est sans doute l'illustration de cette intuition académique : le pays est fondé sur une conscience collective de la nécessité de la prospérité partagée.



Ceci étant, tout n'est pas optimal en Corée : l'accent est tellement placé sur l'excellence scolaire et académique que les parents doivent financer par des leçons particulières et une remédiation pour leurs enfants. La charge de travail professionnelle dépasse nos normes. La natalité a fortement chuté, jusqu'à tomber, sans doute pour des raisons économiques, à 1,25 enfant par femme, ce qui alimente un  inéluctable vieillissement de la population. Une des préoccupations  de tous les responsables publics que j'ai rencontrés est d'ailleurs le creusement des inégalités qui pourrait saper l'homogénéité socio-économique, encore que, par coïncidence, le taux d'inégalité, mesuré par le coefficient statistique de Gini, est le même en Belgique qu'en Corée.



Au-delà de ces typologies différentes, notre pays aurait beaucoup à apprendre de l'expérience étrangère et des manières de structurer un rebond économique. Il s'agit d'aligner les intérêts privés et publics, d'allouer une orientation absolue à la formation et au recyclage professionnel et d'assurer un dialogue social intelligent.



La Corée est incidemment un pays qui démontre que l'économie mixte est une réalité qui fonctionne, sans tomber dedans les travers d'un Etat-providence en faillite ou d'une économie de marché débridée. Il s'agit d'un écosystème partenarial qui associe l'entreprise, l’État, l'université et le monde syndical, sur le mode de la concertation. Ne nous leurrons pas: la guerre économique mondiale est déclarée. Nous devons ajuster le curseur du degré de compétitivité (dans toutes ses dimensions) pour nous tourner vers une économie mixte éclairée, entre une collectivisation étatique et une économie purement privée que nous peinons à stimuler.



Il faudrait peu de choses pour replacer la Belgique dans une posture économique offensive car ses atouts sont innombrables. Mais, en attendant, quand on quitte le pays du matin calme pour atterrir,  un soir humide, dans notre plat pays, on se dit que le Royaume a pris un sacré coup de vieux.