Vers l'aperçu

La reconquête de l'industrie wallone



La nécessité de réindustrialiser notre économie est devenue criante depuis la crise financière, car cette dernière a révélé l'ampleur de la mondialisation et le déplacement latéral des centres de production vers d'autres continents.

 

Avant cette crise, de nombreux responsables politiques et économiques s'étaient accoutumés à l'idée que la désindustrialisation correspondait à une allocation optimale des ressources : pourquoi continuer à produire des biens industriels alors que ces derniers peuvent l'être dans des conditions moins onéreuses à l'autre bout du monde ? Il vaut mieux se concentrer sur les services à haute valeur ajoutée que nos économies peuvent développer. C'est ainsi que la sous-traitance (outsourcing, off-shore sourcing, etc.) a accompagné la mondialisation.

 

Malheureusement, le raisonnement (dans lequel je suis également tombé) était un peu court : dans une économie mondialisée, les services à haute valeur ajoutée ne sont plus l'apanage des anciennes sociétés occidentales. De surcroît, ils sont aisément délocalisables. Et puis, une société fondée uniquement sur des services tombe inéluctablement dans la dépendance d'autres centres de croissance. C'est même pire : elle devient un centre de consommation et plus de production, ce qui conduit un pays à vivre de son patrimoine et non plus de son travail. C'est le cas de la Belgique qui a consommé sa prospérité future au travers de l’endettement public

 

Bien sur, on argumentera que la désindustrialisation est un phénomène commun aux sociétés matures. L'argument est correct puisque la part de l'industrie dans le PIB a lentement glissé au cours du dernier demi-siècle. Mas cela n'explique pas tout : la valeur ajoutée industrielle de notre principal partenaire économique, l'Allemagne, est restée très stable alors que celle de la France s'est effondrée. Il y a donc des explications qui dépassent une évolution apparemment inéluctable.

 

Et dans le cas belge, où chercher ? Il faut plonger dans les méandres de l’histoire. Et c’est alors qu’immanquablement, on discerne une zone d’ombre, contournée avec embarras, comme si l’histoire était hantée par le néant. C’est la saison froide du royaume : c'est l'accablement d'un pays qui n'a pas réussi sa mutation industrielle.

 

L'origine du problème est profondément enfouie dans le temps, au début du vingtième siècle. A cette époque, la Belgique était une économie florissante, alimentée par des industries de pointe, dont le nom des entrepreneurs étaient mondialement connus (Solvay, Cockerill, etc.). L'Europe était puissante. Notre pays se situait au centre de gravité européen. Les colonies alimentaient notre richesse grâce au port d'Anvers. Mais cette rente de situation était précaire.

 

C'est après la seconde guerre mondiale que les choses se sont effritées. Comme les autres pays européens, la Belgique bénéficia du plan Marshall et de la stabilité monétaire de l'étalon-or de Bretton Woods. Mais, empêtrée dans des luttes entre bassins industriels et régions, elle n'amorça pas sa révolution industrielle. Au contraire, l'Allemagne se reconstruisit rapidement au travers d'une rénovation de son industrie, remise à neuf, tandis qu'elle densifiait un  réseau de PME (le Mittelstand), situées hors des villes qui avaient été bombardées. Et puis, progressivement, la Belgique dilua ses avantages compétitifs que la perte des colonies aurait dû révéler. Le pays se conforta dans une logique d'économie extractive, se limitant à alimenter une industrie de produits semi-finis, contrairement à l'Allemagne qui perfectionnait ses entreprises de pointe.

 

Dans les années septante, il y eu de terribles erreurs économique mises en œuvre sous les gouvernements de Leo Tindemans et de Wilfred Martens. Suite aux deux chocs pétroliers, l'économie s'effondrait et, au lieu de redéployer nos industries, ils décidèrent d'alimenter un système d’endettement public, comme si l'emprunt pouvait remplacer le capital à risque privé productif. Les gouvernements de l'époque décidèrent de privilégier des secteurs industries qualifiés de "nationaux", dont il ne reste pas grand-chose aujourd'hui, à coups de subsides et de régionalisations. Ceci conduisit à un gigantesque endettement public (le fameux effet boule de neige) qui trouverait son apogée désastreuse avant la reprise en mains par Jean-Luc Dehaene.

 

Les années septante furent aussi la décennie de la transition, celle de la mutation du secteur manufacturier à une économie de services. Les ingénieurs des usines cédèrent le pas aux financiers. On se souvient des noms d’entreprises qui s’engloutiraient dans des opérations de marché : Cockerill, les ACEC, l’Union Minière et bien sûr, la Générale de Belgique, dont l’OPA fit brutalement entrer le pays dans le capitalisme moderne. Trois rafales boursières (1988,1998 et 2008) déchiquetteraient le pays.

 

Aujourd'hui, le constat de la désindustrialisation est implacable. Outre ce qui précède, cinq causes peuvent y être associées : la faiblesse de nos PME (dont la structure doit être renforcée), le manque de flexibilité de notre tissu industriel du fait, notamment, d'un dialogue social complexe de tous les protagonistes (Etats, entreprises et partenaires sociaux), un coût du travail élevé, ou plutôt une valeur ajoutée par unité de coût du travail insuffisante, un effort insuffisant en matière de recherche et de développement et surtout un manque de culture entrepreneuriale et d'innovation. On peut aussi ajouter l'insuffisance d'un partenariat entre les systèmes éducatifs et industriels, et la difficulté à financer des projets à cause de l'augmentation du coût du capital.

 

En Wallonie, le dépassement de ces obstacles passera immanquablement par des initiatives conjointes des secteurs privés et publics, avec comme corollaire un rééquilibrage du contrat social et fiscal en faveur du travail. Il faut l'admettre avec lucidité : le libéralisme exubérant conduit à des effets d'aubaine tandis que le collectivisme dogmatique freine l'initiative privée. Le renouveau industriel passera donc par un modèle d'économie mixe. Je parle ici d'un  écosystème partenarial qui associe l'Etat, le secteur privé et le monde syndical, sur le mode de concertation allemand.

 

Il faut aussi cesser de rêver exclusivement à une réindustrialisation ancienne ou à une économie décroissante. Ces formules ne servent qu'à alimenter des débats sémantiques et inutiles. Les industries qui sont parties ne reviendront pas. Il faut bien circonscrire les domaines de croissance et faciliter le financement des projets innovateurs. Les outils existent pour aborder ces défis : les banques sont présentes et les partenariats privé/publics sont bien ancrés autour de plusieurs institutions : les plans Marshall, les Invests wallons, la SRIW, la Sowalfin, etc. Et c’est parce que ces choses fonctionnent bien qu’on peut aborder ce qui va moins bien, comme le taux de chômage et la mutation de certains bassins. C’est parce que des choses fonctionnent bien qu’on ne plus se satisfaire d’un cynique « Les choses commencent à bouger » quand on parle de l’économie wallonne.

 

Le redéploiement de l'industrie wallonne doit aussi intégrer un fait majeur : nous évoluerons dans une économie belge fragmentée. Le fait wallon deviendra décisif. Il faut donc sortir de l'ambigüité d'espérer des lignes directrices industrielles fédérales. Le pays se reconfigure économiquement. La reconquête industrielle wallonne passera par le gouvernement de Namur. L'Union Wallonne des Entreprises sera l'interlocuteur privilégié de l'industrie wallonne, plutôt que la FEB. Il en sera de même au niveau syndical.

 

L'équation est large. Les réformes devront couvrir les exigences de l’enseignement, qui devra ajuster la mobilité des travailleurs et surtout, résoudre le paradoxe d’un chômage structurel et d’une immigration importante. Au reste, l’immigration prendra elle-même des formes inconnues : elle se couplera à des immigrations de capitaux, mais aussi de compétences raréfiées par l’accession des baby-boomers à la retraite. C’est donc l’équilibre intergénérationnel du travail et de ses revenus (différés ou non) qui fera l’objet des ajustements fiscaux et financiers.

 

Certains imaginent que le statu quo économique est souhaitable et justifié par un certaines traditions collectives. C’est insensé. La guerre économique mondiale est déclarée. Nous devrons ajuster le curseur du degré de compétitivité vers une économie mixte éclairée, entre collectivisation étatique et une économie purement privée que nous peinons à stimuler. Ne nous leurrons pas : c’est le basculement à l’année 2022 qu’il faut anticiper au moment où la régionalisation déploiera ses pleins effets.