Vers l'aperçu

Enfin de nouvelles visions ?

Paradoxalement, les déséquilibres dans la finance américaine dus à la crise financière sont devenus plus grands, le développement du capital américain étant devenu de plus en plus le sous-produit d'un casino mondial. Le credo de l’ancien président de la Fed Alan Greenspan comme quoi la politique ne doit pas interférer avec les 'abeilles pollinisatrices de Wall Street' est toujours en vogue. Les abeilles, c’était les banques qui se blottissent aujourd’hui aux Etats-Unis derrière la devise ‘trop grandes pour échouer’.





En 1990, les dix plus grands établissements financiers américains détenaient 10 % des actifs financiers. Aujourd’hui, ce chiffre s’élève à 50 %. Le revenu du trading a entre-temps grimpé à 90 % du revenu total. Ainsi sont nés les établissements ‘trop grands pour échouer’, si bien que les autorités ont été contraintes d'engager massivement des recettes fiscales pour les sauver. On qualifie aussi cette perversion du libre marché, où les entreprises en faillite ne sombrent plus, de ‘lemon socialism’ : le socialisme pour les riches et le capitalisme pour les pauvres. De nombreuses personnes pensent encore à l’heure actuelle que la construction de pyramides de crédit est une bonne chose pour la croissance à long terme. Si nous examinons les dix dernières années avec lucidité, il nous est difficile d’affirmer que l’allocation du capital était tellement efficace. Les risques de crédit semblent surtout se retrouver chez des personnes qui ne comprennent pas ces risques.





Pouvons-nous alors au moins espérer que la science économique se réinvente en tirant les leçons du cataclysme passé ? Les nombreux modèles qui sont aveugles au fait que beaucoup de personnes font la même chose au même moment posent problème. C’est le cas pour pratiquement tous les modèles des banques centrales à travers le monde. Et c’est justement ce qui se passe en temps de crise : tout le monde se rue vers la sortie. La complexité de la réalité signifie que les économistes peuvent discuter pendant une éternité du fait que la politique monétaire ait contribué ou non à la bulle. Que Greenspan, en tant que président de la Fed et avec l'approbation de son successeur Ben Bernanke, ait gardé le taux d'intérêt trop bas, est une opinion partagée par de nombreux économistes.





L’expert financier Charles Goodhart a dit des modèles d’équilibre actuels qu’ils excluent tout ce qui l’intéresse vraiment. Aussi, il est parfaitement absurde que des banques centrales du monde entier appliquent des modèles qui excluent purement et simplement les crises financières. Pour un nouveau paradigme économique, nous devrons donc nous inspirer des penseurs qui ont bel et bien réfléchi profondément aux marchés financiers, comme Keynes, Hayek et d’autres géants.

A vrai dire, c’est une honte que les idées relatives à l’instabilité financière de Hyman Minsky, mais également de l’école autrichienne, aient obtenu si peu d'attention. L’ironie est que les modèles actuels sont souvent comptés parmi ‘l’école néokeynésienne’, bien qu’ils prêtent à peine attention aux concepts de base de Keynes, comme l’incertitude et les inefficacités des marchés financiers.





Comment a-t-on pu en arriver là ? Paul Samuelson, qui est décédé récemment, y est pour beaucoup. Dans le cadre de la synthèse dite néoclassique, il a balayé l’incertitude, celle-ci étant difficile à traduire en comparaisons mathématiques. Il l’a remplacée par des suppositions sur les rigidités des prix et des salaires. Samuelson a reconnu par la suite qu’il n’avait jamais vraiment approfondi la General Theory de Keynes parce qu’il trouvait le livre incompréhensible.

Ce n’était certainement pas la première fois que des notions acquises devaient de nouveau se perdre. En 1900, un certain Louis Bachelier a écrit un ouvrage qui est interprété aujourd’hui encore comme un avant-goût génial des théories ultérieures sur les marchés efficaces. Bachelier n’était toutefois pas réductionniste au point de croire qu’une formule mathématique pouvait saisir la réalité complexe. Les suppositions qui sont actuellement enracinées dans des formules comme la célèbre formule de Black-Scholes pour l'évaluation d'options, sont vouées à faire chou blanc de temps à autre, parce que les gens interagissent, comme dans la satire préférée du mathématicien Poincaré du poète Rabelais, où les moutons sautent collectivement par-dessus bord parce que le bélier qui les dirige leur a montré l’exemple.





Des études ont démontré que de nombreuses personnes n’ont pas été dotées par la nature de la capacité de gérer l’incertitude. Lorsque l'agriculteur doit décider quel végétal il va planter cette année, il peut se baser sur des statistiques sur les chutes de pluie annuelles ‘normales’. S’il décide cependant de construire une maison à un endroit donné, il tiendra également compte, avec bon sens, d’événements qui sont beaucoup moins fréquents. Ce type de décisions requiert toutefois jugement et expérience, des aptitudes qui n’étaient plus tellement à la mode les dernières années.





Nous sortons d’une période où le sophisme impliquant que les nouveaux instruments financiers sont en mesure de limiter le risque a régné en maître. Nous n’aurons appris les leçons de cette catastrophe financière que si nous revenons à l’ancienne notion comme quoi il est préférable que le secteur financier s’en tienne à certaines limitations afin de réduire réellement le risque. Ce qui n'est possible que si elles sont imposées de l’extérieur, comme Adam Smith l’avait déjà affirmé il y a plus de deux cent ans. Nous n’attendons tout de même pas non plus des joueurs sur le terrain qu’ils inventent eux-mêmes les règles du jeu ?



 



L'auteur est économiste en chef à l'Itinera Institute, Executive professor à l'Antwerp Management School et auteur du livre “Roekeloos, over banken en politiek”.