Vers l'aperçu

Devoirs de vacances

L’enseignement n’est qu’un étage de l’édifice instable et discriminatoire que constitue notre société et pour lequel une complète rénovation s’impose.

À la fin de cette année scolaire, la Belgique a reçu deux bulletins, avec une longue liste de devoirs de vacances. Tant la Commission européenne (dans son Country Report) que l’OCDE (dans son dernier Economic Survey) énumèrent une liste de recommandations relativement chargée sur ce qui peut être amélioré dans notre pays.

L’image que se fait le lecteur qui prend la peine de lire les dizaines de pages truffées de points à améliorer est celle d’un pays qui a manœuvré de telle sorte qu’il se retrouve aujourd’hui dans un coin où il ne peut ni avancer ni reculer. Mais c’est aussi celle d’un pays qui peut se montrer plus ambitieux, vu le potentiel de ses habitants.

Pendant des années, la Belgique s’est enorgueillie de son exceptionnel capital humain. Cela ressortait clairement – du moins pour la Flandre – des comparaisons internationales des performances scolaires comme le célèbre PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves). Cette avance flamande est en train de s’effriter, tandis que la Belgique francophone réussit tout juste à se maintenir pour se rapprocher des moyennes européennes, en baisse.

Mais les analyses de la Commission européenne – et surtout de l’OCDE – pointent un autre éléphant dans la classe: notre système éducatif reproduit en grande partie les inégalités déjà existantes en dehors des murs des écoles – dans les familles et le voisinage. La politique menée en Belgique conduit apparemment à peu d’inégalités (de revenus) et à une bonne mobilité intergénérationnelle, mais elle ne garantit pas nécessairement l’égalité des chances.

La ségrégation sociétale, qui provoque d’énormes inégalités de chances, s’aggrave encore lorsque l’on passe au crible notre système éducatif. L’écart entre les résultats scolaires des jeunes issus de milieux favorisés et ceux de leurs pairs issus de milieux socio-économiques plus vulnérables fait partie des plus importants au sein de l’Union européenne, malgré le fait que la Belgique dépense beaucoup plus pour l’éducation que la moyenne des autres pays européens.

"Schools work with what parents give them"

Penser que l’école est l’endroit par excellence pour intervenir revient à ignorer ce qu’a déclaré James Heckman, Lauréat du Prix Nobel: «Schools work with what parents give them» (NDLR: Les écoles travaillent avec ce que les parents leur donnent). L’acquisition de compétences, de méthodes d’apprentissage et de travail est un processus cumulatif qui s’acquiert également (et surtout) en dehors de l’école. Le lien entre le contexte socio-économique d’une part – des revenus du ménage à la présence de livres et de parents lisant à la maison, en passant par la préférence pour certaines formations – et les résultats scolaires d’autre part, est par trop visible dans notre pays.

Le premier signe apparaît dès la crèche. Près de 70% des enfants âgés de 0 à 2 ans des familles à hauts revenus vont à la crèche, contre seulement 36% des enfants de familles à bas revenus, avec une surreprésentation dans les familles issues de l’immigration.

La différence est encore plus prononcée dans l’enseignement obligatoire. La ségrégation sociale se retrouve dans les différences entre les écoles. Comme l’indique l’OCDE, « parents compete for the most reputed schools, while schools compete for the best students » (NDLR: "les parents se disputent les écoles les plus réputées, tandis que les écoles se disputent les meilleurs étudiants").

Les élèves dont les parents sont issus de milieux économiquement, socialement et culturellement défavorisés affichent à l’âge de 15 ans un retard de trois ans par rapport à leurs pairs du quartile supérieur ESCC, mais ce phénomène est moins prononcé au sein de chaque école qu’entre les écoles, et ce, tant en Belgique francophone que néerlandophone.

Plus que dans le reste des pays de l’OCDE, les meilleurs élèves des écoles les plus vulnérables font moins bien que les moins bons élèves des écoles privilégiées. Près de la moitié des différences en mathématiques s’explique par l’école où vont les élèves, alors que la différence moyenne des pays de l’OCDE est de 33%.

Sous-valorisation des formations techniques et professionnelles

À plus grande échelle, l’écart entre les résultats de lecture entre l’enseignement général et l’enseignement technique ou professionnel se monte à 69 points – ce qui équivaut à un an et demi d’école – et est de loin supérieur à la moyenne de 29 points observée dans les pays de l’OCDE. Nous pouvons donc supposer que cette concurrence et cette ségrégation jouent également un rôle dans la sous-valorisation des formations techniques et professionnelles et le nombre très limité d’élèves suivant une formation alternée (6,2% vs 29% en moyenne au sein de l’UE).

Enfin, la ségrégation est probablement en partie responsable des difficultés à attirer des enseignants qualifiés dans les écoles vulnérables. Ils sont pourtant la clé pour permettre aux élèves vulnérables de progresser dans leurs études. Les incitants financiers qui encouragent aujourd’hui (un peu) les écoles à diversifier leur public pourraient être mieux employés si nous faisions dépendre les moyens mis à la disposition des écoles d’indicateurs fiables sur les progrès d’apprentissage – ou de rattrapage – constatés chez les jeunes issus de milieux défavorisés, notamment en augmentant le salaire des enseignants, en allégeant leur charge de travail ou en leur offrant des carrières plus attrayantes et plus stables.

Gaspillage de talent

Le dernier maillon de cette fragile chaîne d’apprentissage pour les jeunes est – hélas – une fois de plus une faiblesse. La proportion de jeunes «not in education, employment or training (NEET)» – soit 9,2% – est de loin inférieure à la moyenne européenne, mais beaucoup plus élevée qu’aux Pays-Bas et en Allemagne. Mais ce que cette moyenne révèle une fois de plus est que les jeunes nés en dehors de l’UE sont largement surreprésentés dans la catégorie NEET, avec 18,1%.

Les effets cumulatifs de cette inégalité des chances sont avant tout tragiques pour les jeunes concernés et leur entourage. Mais le gaspillage de talents est aussi une occasion manquée pour l’ensemble de notre société et de notre économie. On ne peut donc que difficilement s’attendre à ce que le système éducatif soit l’ascenseur social par excellence, capable à lui seul de tirer vers le haut tout ce capital humain.

L’enseignement n’est qu’un étage de l’édifice instable et discriminatoire que constitue notre société et pour lequel une complète rénovation s’impose. À commencer par la démolition des murs intérieurs.